Résister par l’art

Banu Cennetoğlu (Ankara, 1970) Gurbet’s Diary
Banu Cennetoğlu (Ankara, 1970) Gurbet’s Diary
À l’occasion de la Documenta de 2017, à Athènes, dans le jardin de la Bibliothèque Gennadius, un imposant rayonnage de pierres lithographiques accueillait le public de la manifestation quinquennale. Aujourd’hui, il fait partie des œuvres qui ouvrent le bal de la nouvelle exposition du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA), exprimant les stratégies de survie et les modes de résistance que les artistes ont développés vis-à-vis d’un capitalisme contesté et contestable. Gurbet’s Diary (2016-2017), l’œuvre sculpturale de Banu Cennetoğlu présente avec force et silence les pages d’un journal intime de la Kurde Gurbetelli Ersöz, unique femme ayant occupé la position de rédactrice en chef du journal pro-kurde Özgür Gündem. C’est l’un des nombreux livres interdits en Turquie par le régime Erdogan, qui s’organise ici avec des pierres aussi lourdes que denses, datées et rangées chronologiquement entre le 27 juillet 1995 et les 8 octobre 1997, année du décès de leur auteure. Qui aura connu l’arrestation, la prison, la torture avant de s’engager dans la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan. Par cette installation conceptuelle, l’artiste turque fait acte de mémoire en présentant de façon exhaustive la traduction grecque du texte proscrit – illisible pour le regardeur – qui, depuis, a été adapté en différentes langues et le sera bientôt en français – à paraître chez les éditions d’en bas (Lausanne). Ainsi, la publication J’ai brodé mon cœur dans les montagnes permettra non seulement d’élargir le lectorat sur les faits bruts d’une histoire qui n’aurait jamais été rendue publique,...

À l’occasion de la Documenta de 2017, à Athènes, dans le jardin de la Bibliothèque Gennadius, un imposant rayonnage de pierres lithographiques accueillait le public de la manifestation quinquennale. Aujourd’hui, il fait partie des œuvres qui ouvrent le bal de la nouvelle exposition du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA), exprimant les stratégies de survie et les modes de résistance que les artistes ont développés vis-à-vis d’un capitalisme contesté et contestable.

Gurbet’s Diary (2016-2017), l’œuvre sculpturale de Banu Cennetoğlu présente avec force et silence les pages d’un journal intime de la Kurde Gurbetelli Ersöz, unique femme ayant occupé la position de rédactrice en chef du journal pro-kurde Özgür Gündem. C’est l’un des nombreux livres interdits en Turquie par le régime Erdogan, qui s’organise ici avec des pierres aussi lourdes que denses, datées et rangées chronologiquement entre le 27 juillet 1995 et les 8 octobre 1997, année du décès de leur auteure. Qui aura connu l’arrestation, la prison, la torture avant de s’engager dans la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan. Par cette installation conceptuelle, l’artiste turque fait acte de mémoire en présentant de façon exhaustive la traduction grecque du texte proscrit – illisible pour le regardeur – qui, depuis, a été adapté en différentes langues et le sera bientôt en français – à paraître chez les éditions d’en bas (Lausanne). Ainsi, la publication J’ai brodé mon cœur dans les montagnes permettra non seulement d’élargir le lectorat sur les faits bruts d’une histoire qui n’aurait jamais été rendue publique, mais sera aussi l’occasion de parcourir les rêves et les doutes d’une combattante.

Nalini Malani (Karachi, 1946) Can You Hear Me
Nalini Malani (Karachi, 1946) Can You Hear Me

Disposées derrière une barrière de lourdes croix et chaînes monochromes de Fabrice Gygi (Crossblocks, 2001) agissant comme la colonne vertébrale de l’accrochage de l’exposition « Résister, encore », les peintures de Miriam Cahn éclatent en couleurs vives afin de dénoncer le viol, la violence ou la torture. Ses peintures coups de poing, généralement produites en très peu de temps, traduisent l’urgence d’exprimer les horreurs au nom des victimes.

N’était-ce pas Ai Wei Wei qui déclarait récemment dans la presse (Numéro, décembre 2021) : « En tant qu’artiste, mon devoir est de résister à toute forme d’oppression » ? Poète et plasticien chinois majeur et martyr de la Révolution culturelle, il envisage l’art comme un combat contre l’injustice et l’arbitraire. Exilé depuis plus de deux ans au Portugal, il avait fait l’objet d’une monographie déployée dans le Palais Rumine en entier, qui lui avait exceptionnellement ouvert tous ses étages sans exception juste avant que le Musée des beaux-arts lausannois ne rejoigne l’émergente Plateforme10.

« Les œuvres présentées dans le cadre de “Résister, encore” ne sont pas des manifestes politiques d’une obédience ou d’une autre, mais des créations autonomes comme autant de modèles de mondes alternatifs », explique Bernard Fibicher qui signe ici sa dernière exposition en tant que directeur. Entre activisme et résistance plus discrète, les œuvres parlent d’elles-mêmes et parfois nous résistent aussi.

Zanele Muholi (Umlazi, 1972) Thathu I, The salils, Durban
Zanele Muholi (Umlazi, 1972) Thathu I, The salils, Durban

On y retrouve Thomas Hirschorn, artiste et citoyen avant toute chose, figure emblématique d’un art engagé. Une affiche faite de ruban adhésif, photocopies et carton réunit ruines antiques et ruines contemporaines, évoquant peut-être le fait que l’histoire de l’humanité n’est ponctuée que de drames – politiques, humains, naturels – qui détruisent ce que d’autres ont bâti. Rappelons que le Bernois, en 2003, lors de l’élection de Christoph Blocher au Conseil fédéral, avait décidé de ne plus exposer en Suisse tant que ce dernier y siégerait. « […] Je n’échappe pas aux faits, je ne les nie pas et je n’y échappe pas, mais mon problème est plutôt de savoir comment il m’est possible de résister à l’insistance des faits, des événements, de l’actualité. […] Mon boycott a été utile, car il était pertinent, analysé et implacable. Il m’a beaucoup coûté, comme c’est le cas lorsqu’on prend une décision. Un boycott touche d’abord celui qui l’a décidé », insistait l’artiste auprès de Laurent Wolf dans une interview pour Le Temps en 2007. Et d’ajouter : « Je crois que l’Art […] peut créer à travers l’œuvre les conditions d’un dialogue ou d’une confrontation directe, d’un à un, les conditions d’un duel sans violence physique, d’une rencontre, d’une réflexion. Je crois en l’Art! Je considère l’Art comme un outil, un outil afin de rencontrer le monde, de s’y confronter : l’Art est un outil qui me permet de me confronter à la réalité, de l’accepter ou la combattre ; et l’Art est enfin un outil qui – sans la déformer – travaille l’époque dans laquelle je vis. »

Abdul Rahman Katanani (1983) Sans titre
Abdul Rahman Katanani (1983) Sans titre

Si les artistes traversent la même époque, les cultures et les sociétés auxquelles ils appartiennent ne les rendent pas égaux ni dans leurs démarches ni dans leurs engagements politiques et artistiques. Ainsi, en « activiste visuel.le » (pour reprendre ses termes), Zanele Muholi se bat à coup de monumentaux autoportraits noir et blanc (Somnyama Ngonyama [Salut à toi, lionne noire], dès 2014) dont les regards perçants – et défiant le regardeur – tentent d’enrayer la discrimination des minorités en Afrique du Sud. La pratique artistique d’Abdul Rahman Katanani est quant à elle une sorte d’émancipation qui transforme l’expérience vécue en grille d’interprétation du monde. Étant né et ayant grandi dans le camp de réfugiés de Sabra, au Liban, parmi une communauté d’apatrides, l’artiste palestinien a recours au fil barbelé, à la tôle ondulée, à des morceaux de bois et des bidons d’essence recyclés. Des matériaux de récupération qui sont avant tout des matériaux du quotidien. Créer et résister ainsi à l’enfermement, à l’occupation, l’assujettissement. Trouver, à l’instar de tout un peuple, un équilibre entre obstination et capitulation, espoir et désespoir, bonheur et douleur. Sous le titre « La Vie », une exposition présente actuellement à Genève ses dernières productions.

Dominé par la thématique de la mort, l’œuvre de Teresa Margolles invite des associations de femmes à broder des motifs sur des tissus imprégnés du sang de femmes assassinées au Guatemala, au Mexique ou au Nicaragua. De terrifiants témoignages de féminicides, qui veulent se convaincre et convaincre que l’art peut avoir valeur de réparation, même en silence, même après, même loin du lieu du crime. Et que dire de Can You Hear Me ? (2018-2020), l’installation de Nalini Malani, expérience immersive de vidéos hautes en couleurs, grandes en dimensions, bruyante pour tous les sens, qui veut exprimer par la forme, le trait, les mots, les sons, l’horreur du viol et de l’assassinat de cette jeune mineure que personne n’a entendu hurler… C’est pourtant dans l’écrin d’un musée, coupé du monde, que le public est invité, avec recul, et par le biais de l’image, à prendre conscience de l’innommable.

Karine Tissot

« Résister, encore », exposition au MCBA, Lausanne, jusqu’au 15.05.2022

« La Vie », Abdul Rahman Katanani, exposition à la galerie Analix Forever, Genève, jusqu’au 18.04.2022

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed