Au LAC de Lugano, l’exposition rétrospective dédiée à l’œuvre de Richard Paul Lohse réaffirme la pertinence de ce travail abstrait né dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et dont le dynamisme et l’éclat n’ont rien perdu de leur modernité. À voir jusqu’au 11 janvier 2026.
Il est un mouvement artistique né en Suisse qui a pesé internationalement au XXe siècle, c’est l’art concret. Il a non seulement par-ticipé à l’essor du design helvète, mais son écho résonne encore aujourd’hui dans les pra-tiques de l’art, du design graphique, de la typo-graphie et d’une certaine architecture, voire même d’une certaine photographie.
Bien que Max Bill soit généralement présen-té comme la figure tutélaire de l’art concret, d’autres artistes comme Camille Graeser, Verena Loewensberg ou Richard Paul Lohse ont largement contribué au développement de ce mouvement. Aujourd’hui, ce dernier fait l’objet d’une grande exposition monographique au LAC (Lugano Arte e Cultura) comme nous n’en avions plus vue de-puis vingt ans : plus de cinquante œuvres couvrant les quatre décennies de son parcours artistique al-lant des années quarante à sa mort. Une occasion unique d’entrer dans la rigueur et la puissance d’un travail tout en lignes, carrés, multiples de car-rés, autrement dit fait de formes neutres, parfaite-ment intelligibles au premier regard. Structurées dans l’espace à deux dimensions de la toile, ces formes ont la particularité de ne pas créer de mo-tif, et d’abolir la dualité qui existe souvent entre la forme et le fond. Les compositions de Lohse sont entièrement programmées, les couleurs et les formes préalablement numérotées et considérées comme des quantités mesurables ; le tableau trans-crit ainsi visuellement un système qui est indiqué très simplement dans le titre de l’œuvre.
Comme tout adepte d’art concret, Richard Paul Lohse a trouvé son inspiration dans les pratiques à la fois du mouvement hollandais De Stijl – que l’on doit à Theo van Doesburg, auquel on doit égale-ment le terme d’« art concret » – et dans le construc-tivisme soviétique né dans les années vingt. Dans l’art concret comme dans la plupart des avant-gardes du XXe siècle, il y a une envie de faire table rase des valeurs et des idées bourgeoises du siècle précédent qui ont conduit à l’échec de la Première Guerre mondiale. Avec l’art concret, il est alors question d’éliminer toute sensibilité et subjectivité avec un langage objectif tranché sans « rien recevoir des données formelles de la nature, ni de la sensuali-té, ni de la sentimentalité », pour reprendre les mots assénés dans leur revue Art Concret de l’époque.
Si Zurich avait permis à Dada d’exister au dé-but du XXe siècle en réunissant de nombreux ar-tistes suisses et étrangers, cette même ville réu-nit quelques décennies plus tard des artistes du cru pour participer à ce nouvel élan de création non-figurative et géométrique, qui prône une abs-traction faite de logique, exempte de lyrisme ou d’émotions, reposant au contraire sur des prin-cipes mathématiques prédéterminés. Tout se cris-tallise quand Max Bill – influencé par ses études au Bauhaus et son amitié avec les membres du groupe parisien Abstraction-Création – établit sa propre théorie sur l’art concret.
Dans ce sillage, Richard Paul Lohse manifeste une prédilection pour des agencements géométriques savamment calculés, et préfère qualifier sa peinture de « systé-matique » plutôt que de « concrète ».
Arrivé à la peinture en autodidacte alors qu’il tra-vaille dans une agence de publicité – il œuvre gra-phiquement pour des magazines jusque dans les an-nées 1960 –, il s’engage sur la voie d’une abstraction radicale avec pour seul vocabulaire des lignes verti-cales ou horizontales et des carrés. Il opte pour des compositions orthogonales et modulaires à l’inté-rieur desquelles tous les éléments sont solidaires et égaux au profit d’une polyphonie chromatique presque rythmique, qui semble articulée en fonc-tion de différents rapports formels opposant par exemple le chaud et le froid. Posées en aplats, sans facture visible, les couleurs retenues correspondent à des numéros. Dès 1943, il programme entière-ment ses compositions, qu’il travaille sur un mode sériel et évolutif. Comme l’explique l’historien de l’art Serge Lemoine, les œuvres de Richard Paul Lohse « sont la mise en image d’un énoncé clair et précis, un système fondé uniquement sur des élé-ments plastiques. Elles sont immédiatement déchif-frables parce qu’elles ne contiennent plus aucun élé-ment gratuit, obscur ou mystique ».
Chaque peinture représente pour elle-même une ré-alité autonome. Ou un ensemble équilibré, dont les éléments se définissent par la relation qu’ils en-tretiennent les uns avec les autres au sein même de l’image. Pourtant, très souvent, ces mêmes rap-ports sous-tendent une forme de symbolique. Celle d’une organisation sociétale idéale, d’un modèle de démocratie qui permettrait de réu-nir une population bénéficiant des mêmes droits et des mêmes libertés. « La forme anonyme as-pire à l’infini et à l’absolu. Cette forme d’expres-sion que l’on peut appeler, dans un sens très large, constructive est un art démocratique », expliquait Richard Paul Lohse.
On ne peut passer ici sous silence que dans sa jeu-nesse, ayant perdu son père très tôt, il dut recourir à de petits jobs pour gagner sa vie, ce qui le sensibi-lisa aux questions de précarité et d’inégalité sociale. Lui-même n’a pu se rendre à Paris pour accéder à la formation Beaux-Arts dont il rêvait. Ainsi, ses compositions tendent à un équilibre, à une équi-té de traitement. Par ailleurs, son monde en pein-ture est dominé par la couleur – aussi vive, joyeuse que celle qui l’a marqué dans sa jeunesse quand il découvrit l’œuvre pétillante d’Augusto Giacometti. Prolongeant ses recherches plastiques en dehors de la toile, les appliquant aussi bien au design qu’au graphisme ou à l’architecture, celui qui représenta la Suisse à la Biennale de Venise en 1972 conçoit l’art comme une forme d’engagement social ac-compagné d’une fonction didactique et morale : « Le principe de la série thématique est comparable à celui de la forme d’une société non hiérarchisée : flexible, transparente, contrôlable dans la méthode et dans le résultat. »


















