Adepte éclairée des têtes-à-têtes d’artistes, la Fondation Beyeler chorégraphie Marianne André le paso doble de deux figures marquantes de la modernité en sculpture.
Par-delà les époques et les styles, les dialogues d’artistes sont manifestement devenus un gisement intéressant et quasi inépuisable pour les expositions du XXIe siècle: Vallotton et Alex Katz au MCBA de Lausanne en 2013, Giacometti et Picasso au Musée Picasso en 2016, Bacon et Bruce Nauman au Musée Fabre de Montpellier en 2017, Schiele et Basquiat à la Fondation Vuitton à Paris en 2018, Calder et Miró en 2016 ou Bacon et Giacometti en 2018 à la Fondation Beyeler, Rodin et Giacometti à la Fondation Gianadda de Martigny en 2019, notamment… Simple mode? Stratégie gagnante, en particulier quand elle cumule deux grands noms? C’est cela sans doute, mais cette double focale permet aussi de varier les points de vue, d’aiguiser et de multiplier les regards et les interprétations. «La méthode comparative est l’un des outils fondamentaux des historiens de l’art», rappelle Raphaël Bouvier, conservateur à la Fondation Beyeler – experte en la matière – et commissaire de l’exposition qui, pour la toute première fois, met en regard Auguste Rodin et Jean Arp. Pour autant qu’elle soit bien pensée, bien sentie et bien mise en scène, la démarche permet d’approfondir la connaissance des œuvres, de leur inscription dans leur époque et de leur réception, mais aussi d’en découvrir des aspects inédits et des lectures nouvelles.
Auguste Rodin (1840-1917) et Jean Arp (1886-1966): à première vue, le rapprochement surprend quelque peu. Tel est bien aussi l’un des enjeux de ce pas de deux! Mais quels liens entre le génie ombrageux que Brancusi voyait comme «l’indéniable point de départ de la sculpture moderne» et le poète dada qui fut l’un des inventeurs de la sculpture biomorphique? Les affinités formelles entre les deux ne sautent pas immédiatement aux yeux. C’est que leurs parentés sont plus profondes, plus intérieures et qu’elles se rejoignent sous le signe de ce que le philosophe Henri Bergson appelait «l’élan vital».
LE FRÈRE DE MICHEL-ANGE
Né presque un demi-siècle après son aîné, Arp voyait en lui «le frère de Michel-Ange», et considérait son œuvre – lui qui était aussi sculpteur de mots – comme «un intermédiaire entre sculpture et poésie». Se sont-ils rencontrés? On l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que l’Alsacien a toute sa vie éprouvé une profonde admiration pour celui qui avait su, essuyant au passage quelques scandales retentissants, déboulonner la tradition académique de la sculpture et son idéalisation des corps, tout en cherchant son inspiration du côté de la beauté de l’inachevé de Michel-Ange, afin d’imaginer à son tour une esthétique du fragment qui n’a jamais cessé de féconder la modernité. Les débuts de Jean Arp coïncident avec la dernière tranche de vie du maître alors au faîte de sa gloire. Mais quand en 1930 (à presque quarante ans), il choisit de faire de la ronde-bosse son expression première,
le grand Auguste a sombré dans un purgatoire très loin des préoccupations des jeunes sculpteurs du moment. Il faudra attendre les années cinquante et l’arrivée d’une nouvelle vague expressive pour le remettre en lumière.
C’est avec deux hommages explicites de Arp à Rodin que s’ouvre l’exposition de Riehen: une Sculpture automatique (Hommage à Rodin) de 1938 (dont une version monumentale a été érigée en 1965 à Strasbourg, la ville natale de Arp) et un poème simplement intitulé Rodin en 1952. L’automatisme de la première renvoie à son compagnonnage avec les
surréalistes mais ressemble étrangement à une empreinte de la Femme accroupie de Rodin. Quant au second pour qui «Ses sculptures sont des fleurs du mal de ciel et de terre», elles renvoient bien sûr à Baudelaire.
UNE ESTHÉTIQUE DU FRAGMENT
Torsions, vrilles, recroquevillements, déploiements: de part et d’autre, les corps ne sont jamais immobiles. Douloureux ou épanouis, ils sont comme saisis dans le mouvement même de la vie. «Laissez la nature être votre unique déesse», intimait Rodin à ses émules. Arp l’a si bien pris au mot qu’il semble parler au nom des deux quand il écrit: «Nous ne
voulons pas copier la nature. Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante produit un fruit.» Mais là où l’humaniste tragique charge ses figures de toute la gamme des sentiments, des contradictions, des désirs et des tourments de l’humaine, trop humaine nature, le poète biomorphique, lui, cherche plutôt à créer des formes qui semblent avoir surgi et s’être développées presque d’ellesmêmes, naturellement, organiquement. Leurs matières en témoignent: les chairs de Rodin sont
souvent rugueuses, malaxées et triturées convulsivement et sensuellement. Celles d’Arp sont fluides, élégantes et lisses comme des galets polis par les eaux, mais des galets voluptueux, ou plutôt des « concrétions» (comme il les appelait) qui semblent imbriquer étroitement entre eux tous les règnes de la nature.
De son précurseur, Arp a appris à s’intéresser au fragment, parce que «le fragment est un condensé du tout» et qu’il l’exprime avec plus de force et de vérité encore. Et que cette vérité doit aller du dedans vers le dehors, car la vérité est d’abord intérieure. Il en a assimilé la confiance féconde aux propositions du hasard et des accidents; réinterprété l’idée de la labilité des formes qui peuvent réapparaître et se «recycler» dans d’autres combinaisons et assemblages, et repris le potentiel de déconstruction et de transformation qui les met en permanence en instance de métamorphose; compris et adopté le rejet du socle en sculpture que Rodin avait initié; et poussé plus loin le sens de l’importance du vide comme matériau premier de la sculpture moderne. Après Rodin, Arp a écrit le chapitre suivant dans l’histoire de la sculpture moderne, celui qui mène la figure vers l’abstraction.
Une abstraction qui, avec lui et jusque dans ses expressions les plus minimales, reste toujours organique et sensuelle.
Reste encore une petite parenté entre les deux hommes, mais pas sûr que la Fondation Beyeler en ait tenu compte: tous deux ont contracté une dette jamais avouée à l’égard de leur compagne ou épouse: Camille Claudel pour le premier et Sophie Taeuber-Arp pour le second, des artistes de haut vol auxquelles ils ont «emprunté» des idées, des techniques et des expressions qu’ils se sont appropriées sans ambage!
Marianne André