Il les appelle des kleine und grosse Ereignisse, littéralement des «petits et grands incidents». Ces performances où il fait corps avec l’objet, ces installations qu’il a pensées jusqu’au moindre détail, ces sculptures-objets déroutantes et intrigantes sont la marque de fabrique de l’artiste né en 1938. De son activité artistique foisonnante, mûrie dans sa maison-atelier de Saint-Gall et élaborée et expérimentée le plus souvent en pleine nature, des photographies et des vidéos témoignent. C’est cet ensemble de documents et d’archives retraçant cinq décennies de création mais aussi des installations, dont de nouvelles pièces spécialement conçues pour la rétrospective, qui sont présentées au visiteur dans un parcours imaginé comme un grand paysage ouvert: «j’ai réparti les œuvres dans la pièce, et le public peut aller de l’une à l’autre pour les découvrir, comme en promenade », explique l’artiste à son propos.

La promenade, la déambulation dans la nature: l’Appenzellois passé par un apprentissage de dessinateur d’architecture et qui s’est toujours senti destiné à l’art, chérit lui-même depuis longtemps cette activité. Le déplacement dans l’espace est d’ailleurs souvent une donnée de son travail comme dans son Aktion mit einer Zündschnur von Appenzell nach St. Gallen (Action avec une mèche d’allumage d’Appenzell à Saint-Gall) en 1989, restée légendaire: en partant de la gare d’Appenzell, une mèche d’allumage a été guidée sur les «20,06» kilomètres de la ligne de chemin de fer Appenzell – Gais – Saint-Gall et s’est déplacée le long des voies ferrées pendant trente cinq jours à une vitesse de combustion de cent cinquante secondes par mètre. Le feu et la mèche, habituellement utilisée à des fins d’explosion et donc insensible à la pluie et à l’humidité, ont été surveillés et contrôlés jour et nuit pendant le temps de la performance. Attaché à son terroir helvétique, le promeneur n’en est pas moins un nomade qui a pris l’habitude avec les années d’étendre son terrain de jeu à d’autres régions du monde: l’Italie ou l’Islande entre autres. L’environnement naturel fait tellement partie de son ADN qu’il ne se définit pas comme un artiste d’atelier et que la majorité de ses œuvres se nourrissent de l’extérieur: un rocher perdu dans la mer en Islande où il installe une échelle et des bottes, une plage en Italie où sont plantés deux parapluies solitaires tel un vieux couple d’amoureux, une piste enneigée où il lance une maison en bois à plein gaz, une forêt… Les éléments – le vent, la pluie, la glace, le feu bien sûr, pour lequel il avoue une fascination qu’il dit hériter de sa mère et de son grand-père pompier – ont également une place essentielle dans son art. La nature, et avec elle le hasard de la situation, voire les caprices de la météorologie, sont partie prenante de l’œuvre.
Cheminer dans l’art, avec ses détours et ses raccourcis, voilà peut-être une définition du parcours de Roman Signer. Faisant l’impasse sur le texte, il trace un sillon original et laisse les images qu’il crée parler pour elles-mêmes – des images poétiques qui font doucement rêver, des situations cocasses qui font sourire – car l’humour n’est jamais absent de ses réalisations (qui sont souvent un pari en elles-mêmes). Et pourtant, son travail minutieux n’est-il pas aussi très sérieux? «Il y est question de tentatives et d’expérimentations. Ça a l’air joueur à première vue mais c’est très sérieux, si sérieux que l’on met parfois sa propre vie en danger. Notamment avec les explosifs», explique l’artiste dans un récent entretien au quotidien alémanique NZZ. Il n’y a pas que des réussites dans les projets si minutieusement pré- parés de Roman Signer et pourtant il n’aime pas parler de «ratages» car même ces derniers amènent de nouvelles idées. Grâce à eux, souvent des germes de nouveaux projets apparaissent, l’artiste n’a jamais pu s’habituer à suivre un scénario bien établi.
Au départ, il y a eu l’idée d’un «objet-sculpture». L’exposition d’Harald Szeemann de 1969 à la Kunsthalle de Berne « Quand les attitudes deviennent formes », devenue une référence pour toute une génération tant de commissaires d’exposition que d’artistes, est une révélation pour Signer qui la qualifie de «putsch contre la compréhension de ce qu’est l’art » et aussi un encouragement à suivre sa voie, celle de travailler à partir des choses du quotidien. Une table, une chaise, une paire de ski de fond, une horloge… Décontextualisé, soit sorti de son contexte d’usage habituel, l’objet est détourné: une horloge publique à laquelle les aiguilles ont été enlevées produit un jet de fumée à heure pleine; une maisonnette en bois est projetée telle une fusée dans le ciel.
Les œuvres de Signer font cohabiter les énergies contraires: la déflagration et le statique. L’immobilité d’une chose d’un côté, déposée à un endroit incongru comme cette paire de skis de fond revê- tue de bouées en équilibre sur la surface de l’eau, cette table de bureau flottant entre les icebergs ou encore ces parapluies piqués dans le sable face à la mer en plein soleil. De ce décalage entre l’objet et son contexte, nait d’abord chez le regardeur le questionnement, puis la perception d’une situation incongrue et enfin, saute aux yeux à quel point cet « incident » contre-nature est si naturel. Comme si les objets animés d’une propre vie s’amusaient à nous jouer un tour. À l’autre extrême, les objets sont précipités dans l’action rapide, parfois même dans l’explosion – celle qui anime la chaise de bureau sur laquelle est assis l’artiste en pleine forêt par exemple. À la Documenta de Cassel en 1987 une sculpture de papier explosait faisant s’envoler trois cent cinquante mille feuilles. À la Biennale de Shanghai en 2012, c’est une explosion sans aide d’explosifs qui fait éclater une boule remplie de huit cents litres de peinture bleue tombée à trente mètres de hauteur.
Quelques uns des objets avec lesquels il a pu travailler par le passé sont devenus iconiques et il ne se prive pas de les réinterpréter. Le kayak, par exemple, avec lequel il entretient une relation particulière, ayant lui-même pratiqué l’activité : suspendu au plafond, attaché sur le toit d’une voiture, découpé en morceaux. Les bottes de pluie constituent un autre objet symbolique du vocabulaire artistique de Signer, lié à un souvenir d’enfance (les bottes empruntées à son grand-père, les promenades dans le ruisseau du village) et porteur de cette sensation du froid qui cohabite avec celle, rassurante, d’être protégé de l’eau. Explosant d’eau ou oubliées au dernier barreau d’une échelle qui monte vers le ciel telle une échelle de Jacob, elles recèlent des trésors de poésie. Le lien dedans dehors se retrouve aussi dans l’objet-parapluie: le prosaïque accessoire de notre vie citadine se retrouve piqué dans le tapis de feuilles mortes d’une forêt ou dans le sable d’une plage: loin de protéger de la pluie, il s’invite dans le paysage et devient comme un point d’ancrage familier et rassurant pour notre œil. On pourrait parfois se demander derrière quoi court l’artiste de quatre-vingt-six ans qui continue toujours de créer et nous donne l’impression de perpétuellement s’amuser. Donne-t-il du sens à ces formes éclatées, à ces objets explosés ? La question restera ouverte tant l’interprétation de ses images est libre à condition de ne pas tomber dans un piège: celui d’y deviner un simple désir de destruction. Car bien au contraire, c’est à une transformation que travaille Signer selon le principe que de la destruction nait quelque chose de nouveau. Il aime à le répéter : «la forme de la destruction, c’est une métamorphose. » Et nous spectateurs, nous sommes hypnotisés.
NOTA BENE
Roman Signer. Paysage Kunsthaus de Zurich Jusqu’au 17 août 2025