Bien connu en Amérique latine, l’artiste protéiforme intéresse aujourd’hui les historiens et les collectionneurs européens, pour son œuvre d’une vive originalité. Artpassions partage plusieurs de ses créations inédites, fondatrices de l’histoire culturelle caribéenne.
Des yeux rêveurs. Un chapeau. Un visage de personnage de roman. Les photographies de Samuel Feijóo dévoilent un homme doux, habité par un univers intérieur. L’auteur de La Cunetería (titre d’un recueil de nouvelles que l’on pourrait traduire par Le magasin de contes) vécut-il jamais dans le réel ? Son village de naissance en 1914, au centre du Cuba, portait déjà un nom fabuleux : La Jorobada – qui signifie littéralement « à bosse ». Il ne manque qu’une baleine pour remplacer les montagnes ! Afin d’étudier la littérature anglaise, Samuel rejoint la capitale. Mû par une insatiable soif de périples, il déménage vite à New York, intègre comme designeur une usine de meubles, qui le licencie pour avoir fomenté une grève, voyage partout dans le monde, mais conserve un centre de gravité : la Havane. Dans cette cité au carrefour de mille influences, il joue dès 1958 un rôle clé dans la Révolution cubaine, créant l’imprimerie nationale, posant pour la nouvelle République les jalons de l’édition contemporaine. Mais ce n’est pas l’éditeur, ni le grand humaniste que nous dépeignons dans ce portrait. C’est le plasticien multiforme qui, au fil de son invraisemblable existence, adapta sa palette et ses harmonies au rythme de ses rencontres, circulant tel un poisson aux écailles d’or à travers les courants les plus créatifs de son temps. Deux cultures antinomiques constitueront les pôles de son système : d’un côté, l’avant-garde d’inspiration européenne, de l’autre, l’effervescence des mythes et traditions caribéens. Peu de contrées, en comparaison de la sienne, combinent autant d’éclats, de narrations, de couleurs mêlées. La « cubanidad », cette identité nationale généreuse, ciselée au cours du XXe siècle, découle en effet de l’improbable synthèse des spiritualités catholiques et animistes, des baroques indigènes et hispaniques, fusionnant l’héritage colonial avec les légendes issues des peuples Taïnos ou Ciboneys.
Quant à l’avant-garde, elle agite La Havane dès les années vingt, sous l’égide de La Revista de Avance (La Revue du Progrès), équivalent de la NRF qui accompagne l’émergence de la modernité cubaine, promeut la pluridisciplinarité, et redéfinit l’identité culturelle de l’île à rebours des influences extérieures, notamment de l’ombre menaçante des États-Unis. Feijóo, alors âgé d’une vingtaine d’années, passe son temps à lire, peindre et écrire. C’est l’époque où il fait trois rencontres qui vont bouleverser son destin. Son compatriote Wifredo Lam d’abord, plus illustre émissaire du primitivisme moderniste – cette réinterprétation latino-américaine du cubisme. Encensé par Picasso après un séjour parisien, Lam regagne Cuba en 1941 et se lie avec Feijóo. Le duo ne cessera alors de collaborer. En 1943, Robert Altman, en visite sur l’île, qui s’emballe pour la gestuelle hybride de Samuel Feijóo. La troisième rencontre est la plus capitale : elle a lieu en 1950, lorsque Jean Dubuffet se rend à Cuba dans le cadre d’un projet de référencement des cultures populaires. L’inventeur du concept d’« art brut » se passionne pour les toiles du jeune Feijóo, qu’il intégrera à sa collection. Le Français lance au Cubain : « Toi et moi sommes les deux jambes de la culture du monde. »
Mais comment définir le style de ce souffleur de couleurs, de ce musicien visuel dont les compositions bruissent telles des symphonies ? L’apparente spontanéité de son geste incita certains historiens à poser sur l’œuvre de Feijóo l’étiquette d’art brut. Mais le ludisme et l’esprit d’enfance suffisent-ils à catégoriser un artiste ? La commissaire Anne-Claire Ducreux note qu’on a qualifié Samuel Feijóo de surréaliste tropical. Au demeurant, à l’instar des « vrais » surréalistes, le peintre cubain tissera nombre de cadavres exquis avec ses camarades Dubuffet, Wifredo Lam ou le danois Asper Jorn – fondateur de l’internationale situationniste. On parle enfin de baroquisme créole pour désigner ses figures agitées par une torsion du réel cousine de Soutine, une fonte des anatomies digne d’Emil Nolde, une inquiétante étrangeté à la Georg Baselitz, d’épais contours à la Fernand Léger, et un sortilège d’ensemble dans le droit fil d’un Pierre Bonnard, lequel ne peignait que d’après mémoire, troquant le monde tangible contre le fantasme du souvenir. Feijóo professait en l’espèce : « Peindre, c’est comme raconter un rêve avec des couleurs. »
Au-delà des mythes indiens d’Amérique du Sud, malgaches ou hindous, transmutés par l’artiste, au-delà de la figure féminine – jamais souriante – qui l’obnubile, Ducreux voit chez Feijóo un « enchevêtrement presque étouffant » révélant, lorsqu’on s’y attarde, une foule de sens cachés, de paysages « dépourvus de ciels ou de perspectives, afin que le regard se perde dans le labyrinthe » de sa palette singulière – à la frontière du pastel – où le jade, le corail, le rose peau, le bleu torrent et le jaune soleil fusionnent par magie. Avant de rappeler que « ses peintures sont une réflexion permanente sur le sort et les origines de l’humanité ». Au-delà de l’huile cependant, il faudrait également mentionner, parmi ses médiums, le dessin, la gravure, l’aquarelle, la photographie même. Jusqu’à sa mort en 1992, cet éternel explorateur créa comme il voyagea : à la conquête – sensible – du monde.
Par le miracle des circulations, son œuvre s’aventure désormais bien au-delà des musées d’Amérique latine, et séduit les amateurs européens. Exhumées tels des trésors, ses estampes dialoguent avec Marie Laurencin, autant qu’avec les bestiaires contemporains du français Edi Dubien; mis à l’honneur à la dernière Biennale de Lyon. L’épreuve du temps révèle, au-delà du folklore, des tendances, la nature unique du cosmos de Feijóo, où les lignes et les couleurs se débattent, sans jamais se départager. Voici sans doute le secret de l’envoûtement, face à ses œuvres : un refus de penser au bénéfice de la sensorialité pure. Version picturale du réalisme magique cher à Gabriel García Márquez, à l’argentin Borges, ou à Alejo Carpentier – grand ami cubain de Feijóo. Mais laissons la parole à l’artiste pour conclure : « L’imagination, jurait-il, est l’oiseau le plus libre de tous. »