La dernière Palme d’or ft grand bruit: d’aucuns lui reprochèrent ses excès. Mais la nuance n’est pas le langage du Suédois Ruben Östlund, dont le flm The Square avait déjà reçu, en 2017, la récompense suprême cannoise.
Une récente étude expliquait pourquoi les cigarettiers ne craignent pas d’inscrire FUMER TUE sur leurs paquets: car les fumeurs lisent FUMER et écartent le TUE. Telle est la loi de l’âme humaine qui, face à la jouissance, oblitère la conscience de sa propre fnitude. À cet égard, malgré ses boufonneries, Triangle of Sadness [titre français Sans fltre] n’est plus une fable si absurde. Le flm se choisit en efet pour décor principal un yacht de luxe pris dans une tempête que ses passagers ignorent pour ne pas lâcher leur caviar et leur champagne. Jusqu’à vomir les uns devant les autres – ou sur les autres. La presse a pointé le comique scatologique du réalisateur : le vomi ne constitue que la première étape. Mais quelle diférence, interroge la Greta Tunberg en chacun de nous, entre ce bateau, et la situation de notre planète désagrégée par la pollution, les tsunamis, les incendies, quand une élite continue de prendre l’avion pour ses vacances, de cuisiner des crevettes de Nicaragua et d’inaugurer des stations de ski en plein désert ? Soudain ce scénario n’est plus excessif – il est endessous de la réalité.
Toutefois, là où nous voyons une satire audacieuse de la lutte des classes, d’autres voient, telle la critique Sophie Avron, une horrible potion démonstrative, incapable de s’embarrasser des nuances de la vie et de la complexité des êtres, faisant son business dans la décharge de nos mauvaises consciences. L’argument serait entendable si Ruben Östlund n’assumait pas d’exagérer en authentique sale gosse, au point de muer sa démonstration en jeu de massacre. Comme chez Rabelais, comme chez Brecht, comme dans La Grande Boufe de Marco Ferreri (1973), la morale et ses leçons ne sont bientôt plus le sujet de son flm, qui devient un portrait, ou plutôt une dissection de ce bizarre animal qu’est l’homme. Souvent sale, toujours vil, mais mêlant à ses vices le miracle du langage, qui les convertit en improbable poésie.
Et pour faire résonner cette poésie, le metteur en scène suédois s’est déniché de prodigieux instruments. Applaudissons l’acteur croate Zlatko Burić, qui campe un oligarque russe ayant fait fortune dans les engrais agricoles – lui préfère dire: dans la merde. Sa partition, comme celle du couple d’infuenceurs (ce néologisme terrible) qui font fgure de protagonistes, aurait aisément pu confner à la caricature. Elle est au contraire d’une subtilité, d’une drôlerie, d’une humanité déconcertantes. Au demeurant, il y a quelque chose de balzacien dans la façon dont Östlund sculpte ses personnages: avec une cruauté inouïe, mais sans jamais les réduire à leurs petitesses, ofrant toujours au spectateur une brèche vers leur complexité – au point que nous avons aussitôt l’impression de les connaître tous.
Ce talent d’intimité lui fera examiner avec la même précision l’explosion des conventions sociales et celle d’un couple. Car le premier tableau de son oeuvre cousue en triptyque prend place dans un restaurant chic et se fonde sur un événement miniature – qui va payer la note? L’homme parce qu’il est homme, ou sa femme parce qu’elle est riche? – pour disserter avec une brutalité digne de Haneke, et une fnesse digne de Guitry, sur les rapports amoureux à l’heure de #Metoo et des révolutions de genre. Moins commentées, ces séquences s’avèrent parmi les plus brillantes du flm, sans oublier son introduction qui, en l’espace de dix minutes, enduit d’un délicieux vitriol les coulisses de la mode. L’ultime tableau sur une île déserte, s’il n’est pas le plus original, du fait de ses résonances avec la série Lost (J.J. Abrams, 2004), ne manque pas de brio dans sa mise en scène. Par-delà le crime de lèse-bourgeoisie, c’est bien ce qui fait de Sans fltre un lauréat mérité: son geste sec et coloré, entre l’ironie d’un Martin Parr et la férocité d’un Otto Dix. Parce qu’il suft peut-être de flmer la livraison d’un pot de Nutella par hélicoptère sur un yacht de millionnaires pour dénoncer les péchés des privilégiés. Mais pour transformer cette livraison en objet d’art, il faut un Ruben Östlund.