À peine un pianiste ou un violoniste français émerge-t-il du lot, qu’on crie au prodige, même s’il ne dépasse que de peu le niveau moyen. Le secret de sa réussite ? C’est qu’il est abondamment média- tisé, dans un pays si pauvre sans doute en talents que le moindre qui point est monté en épingle. Pas de tam-tam pour Vadym Kholodenko, né à Kiev. Pourtant, l’un des plus grands pianistes au- jourd’hui. Il a trente-sept ans, en paraît dix de moins. Son répertoire privilégié : l’école russe de piano, Tchaïkovski, Rachmaninov, Scriabine, Medtner, Prokofiev, Stravinski. Une dizaine de disques déjà, mais toujours pas de médiatisation. Lui-même, d’ailleurs, ne semble pas friand de tam- bours publicitaires. Répugnant à tout effet specta- culaire, il s’avance sur la scène tête baissée, sous un casque de cheveux noirs qui lui tombe sur le front et ne laisse entrevoir que fugitivement son visage. Modeste, il pose ses mains sur le clavier avant de se mettre à jouer, ne lève jamais les bras, se garde de tout geste qui ne soit pas strictement indispensable. Et, de cette apparente placidité, de ce calme propre aux dieux, jaillit la plus brûlante des musiques.
C’était lors d’un récital, salle Gaveau, le 13 avril dernier. La salle Gaveau accueille les artistes non médiatisés, les autres se voient offrir le théâtre des Champs-Élysées ou la Philharmonie. La salle Gaveau, de dimensions plus réduites, écrin idéal pour la musique de chambre, procure l’intimité propice au jeu recueilli d’un soliste.
Ce soir-là, Vadym Kholodenko avait choisi un programme qui révèle à lui seul une originalité peu commune. En première partie, les quatre pièces de danse op. 32 de Prokofiev, suivies de la sonate D 568 de Schubert. En seconde partie, les trois Klavierstücke de Schubert puis la septième so- nate de Prokofiev. Œuvres en miroir, et toutefois, se dit-on, y a-t-il compositeurs plus étrangers l’un à l’autre que Schubert et Prokofiev ? Le premier, tendre, lyrique, éperdu, le second, ramassé, dur, impérieux. À l’un la grâce, à l’autre la puissance. L’exquise urbanité du premier contraste avec les
paroxysmes du second. Le miracle Khodolenko, c’est justement de faire apparaître la parenté se- crète de l’« aimable » Viennois et du « barbare » Soviétique. Et comment ? Par la position des mains sur le clavier. Par la délicatesse du toucher. Par l’attitude générale du pianiste. Par son impas- sibilité souveraine. Il ne lève jamais la tête, il ne se renverse jamais en arrière avec ces mines pâmées dont raffolent les médiocres, ses mains pétrissent attentivement les notes qui appartiennent toutes au même fonds de beauté et de splendeur sonore.
On attendait Khodolenko à la sonate de Prokofiev, terriblement difficile à jouer, créée en 1942 par l’alors jeune Sviatoslav Richter, reprise à New York par Vladimir Horowitz, excusez du peu ! C’est la deuxième des « sonates de guerre », et l’on n’a pas tort de voir dans le rythme inexorable du dernier mouvement l’héroïque inflexibilité d’un peuple qui refuse la défaite. Pour autant, cette sonate n’est pas une œuvre de circonstance : l’intensité fréné- tique qui s’y déploie, la fièvre des dissonances, les chocs d’accords, le martèlement des notes répé- tées, datent des débuts de Prokofiev. C’était depuis toujours son credo esthétique, son oriflamme, la marque de son génie. Simplement, la guerre, l’in- vasion allemande, le péril aux portes de Moscou exaspèrent le motorisme du compositeur jusqu’à lui inspirer une sorte de machine démoniaque, d’une férocité nerveuse implacable, surtout dans le finale, indiqué precipitato, et ce n’est pas seule- ment de la précipitation, c’est de l’hallucination.
Même dans ce finale, qui est à la fois rageur et angoissé, Khodolenko ne s’est pas départi de son sang-froid. Se gardant d’en faire un morceau de bravoure, il ne s’est pas soulevé de son tabouret pour amplifier les vibrations infernales de cette chevauchée fantastique. Conscient qu’un vrai grand pianiste n’est pas un aède échevelé mais d’abord un artisan, il n’a pas changé la position de ses mains, il n’a pas secoué sa tête, il a terminé sans que la tor- nade qu’il avait déchaînée soulève une seule mèche de son épais casque noir.