Les fenêtres des musées

Karine Tissot « Ce qu’il y a de mieux dans les musées, ce sont les fenêtres », affirmait Pierre Bonnard. Il est en effet difficile de rester indifférent à la beauté de la vue qui s’offre depuis les fenêtres de la Fondation de l’Hermitage à Lausanne, quelle que soit l’exposition présentée en ses murs. Cette situation privilégiée devant un paysage de rêve était propice à recevoir la seconde étape de Fenêtres, de la Renaissance à nos jours, exposition préalablement montrée à Lugano. Henri Matisse Nice, cahier noir, 1918 À Lausanne, l’exposition commence avec une vanité datant du XVIIe siècle et pose le cadre symbolique de la fenêtre (dont le reflet se découvre sur un verre à vin) : un lieu de passage, à l’instar de notre existence, éphémère. Les artistes contemporains sont nombreux à travailler la fenêtre en tant que motif, image ou support. Artiste helvético-américain, Christian Marclay, par exemple, intervenait l’an dernier sur les très hautes fenêtres de la façade du Palais de Tokyo à Paris en jouant sur la reproduction en transparence d’onomatopées inspirées de mangas japonais. Renouvelant notre perception de l’espace par une géométrie abstraite, Daniel Buren est connu pour appliquer des vinyles colorés autoadhésifs sur des fenêtres, comme par exemple lors de l’inauguration du Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon à Sérignan en 2006. Autre artiste française, Cécile Bart réalise des « peinture/écran » jouant sur la translucidité de leurs supports, généralement monochromes : « Il y a la fenêtre de la Renaissance,...

Karine Tissot

« Ce qu’il y a de mieux dans les musées, ce sont les fenêtres », affirmait Pierre Bonnard. Il est en effet difficile de rester indifférent à la beauté de la vue qui s’offre depuis les fenêtres de la Fondation de l’Hermitage à Lausanne, quelle que soit l’exposition présentée en ses murs. Cette situation privilégiée devant un paysage de rêve était propice à recevoir la seconde étape de Fenêtres, de la Renaissance à nos jours, exposition préalablement montrée à Lugano.

Henri Matisse Nice, cahier noir, 1918
Henri Matisse Nice, cahier noir, 1918

À Lausanne, l’exposition commence avec une vanité datant du XVIIe siècle et pose le cadre symbolique de la fenêtre (dont le reflet se découvre sur un verre à vin) : un lieu de passage, à l’instar de notre existence, éphémère. Les artistes contemporains sont nombreux à travailler la fenêtre en tant que motif, image ou support. Artiste helvético-américain, Christian Marclay, par exemple, intervenait l’an dernier sur les très hautes fenêtres de la façade du Palais de Tokyo à Paris en jouant sur la reproduction en transparence d’onomatopées inspirées de mangas japonais. Renouvelant notre perception de l’espace par une géométrie abstraite, Daniel Buren est connu pour appliquer des vinyles colorés autoadhésifs sur des fenêtres, comme par exemple lors de l’inauguration du Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon à Sérignan en 2006. Autre artiste française, Cécile Bart réalise des « peinture/écran » jouant sur la translucidité de leurs supports, généralement monochromes : « Il y a la fenêtre de la Renaissance, ouverte sur le monde ; il y a aussi la fenêtre comme regard du monde sur moi : ça fonctionne dans les deux sens. C’est la rétroversion du regard dont parle Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible ; je regarde le monde, mais en même temps le monde me regarde. Il en est d’une peinture/écran comme d’une fenêtre : je peux la regarder et à travers elle voir ce qu’il y a derrière, mais je peux aussi en faire le tour et, depuis l’autre côté, voir la place depuis laquelle je la voyais précédemment », explique-t-elle.

Paul Klee Vue d’une fenêtre (Ile de la mer du Nord), 1923
Paul Klee Vue d’une fenêtre (Ile de la mer du Nord), 1923

De l’autre côté de l’Atlantique, dans les années 1980, Jean-Michel Basquiat parcourait les immeubles à l’abandon dans Lower Manhattan pour récupérer des portes et cadres de fenêtres qu’il utilisait alors comme châssis ou support pour ses peintures. Quelques années plus tôt, en 1958, poursuivant sa recherche de la sensibilité pure qui « imprègne l’univers » par des actions plus radicales les unes que les autres, Yves Klein organisait à la galerie Iris Clert à Paris l’exposition du Vide. Si les visiteurs étaient en effet conviés à pénétrer dans un espace entièrement dénué d’œuvres et peint en blanc, les fenêtres étaient toutefois peintes du bleu labélisé « International Klein Blue » par leur auteur. Mise en exergue du cadre, frontière entre le dehors et le dedans.

Autant d’exemples qui démontrent que, depuis le siècle passé, les artistes développent la thématique de la fenêtre sans forcément s’inscrire dans le sillage de Marcel Duchamp, qui réalisait, en 1920, une fenêtre aveugle. Pourtant, les exemples d’Agnès Martin, Bertrand Lavier, Ugo Rondinone présentés à la Fondation de l’Hermitage prolongent le ton de ce motif devenu véritable référence dans l’art du XXe siècle. Fresh Widow est un jeu de mots, autrement dit un calembour à partir du mot french window, comme les affectionnait particulièrement le père de l’art conceptuel. Il faut en effet se rappeler qu’aux États-Unis, les fenêtres s’ouvrent en coulissant à l’horizontal, alors que les fenêtres à battants, rares, sont appelées « fenêtres françaises ». Ainsi, Fenêtre, la pièce de Duchamp devient une « veuve effrontée », en référence au noir de ses carreaux constitués non pas de verre, mais de morceaux de cuir, ce qui en fait une fenêtre sans ouverture possible sur un extérieur réel ou imaginaire.

Markus Raetz Jour ou nuit, 1998
Markus Raetz Jour ou nuit, 1998

Le concept de l’œuvre exige en plus d’entretenir les morceaux de cuir, de les cirer « tous les matins comme une paire de chaussures, pour qu’ils reluisent comme de vrais carreaux ». Bien évidemment, au-delà du jeu de mots voulu par Duchamp, c’est la tradition picturale occidentale, la conception du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde » de Leon Battista Alberti, qui est interrogée. En effet, depuis la Renaissance, plutôt que de se donner à voir pour elle-même, la fenêtre a souvent été le lieu d’une transition, comme dans Nice, cahier noir (1918), de Matisse, ou dans Vue d’une fenêtre (1923), de Paul Klee. Les deux peintures visent l’articulation d’un espace intérieur et d’un paysage. Il est intéressant de relever que Matisse a réalisé de nombreuses toiles avec le motif de la fenêtre dès 1905, dont quelques-unes où domine la couleur noire (Porte-fenêtre à Collioure, 1914). Mais contrairement à l’emploi qu’en faisait Duchamp, Matisse déclare l’utiliser « comme une couleur de lumière et non comme une couleur d’obscurité ». Une manière de faire du noir l’évocation d’une lumière aveuglante. N’est-ce pas ainsi que l’on pourrait interpréter Tag oder Nacht (1998) de Markus Raetz, qui joue sur deux motifs imbriqués l’un dans l’autre ?

Antoine Duclaux La reine Hortense à Aix-les-Bains, 1813
Antoine Duclaux La reine Hortense à Aix-les-Bains, 1813

Charles Baudelaire écrivait dans ses Petits poèmes en prose : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. […] Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. » Balthus rend compte de ces trous noirs en représentant les fenêtres d’un immeuble voisin, observées dans un vis-à-vis (La Fenêtre, cour de Rohan, 1951). À Lausanne, c’est principalement la partie vivante de ce qui se passe à l’intérieur, derrière la vitre, qui est exposée. Ouverture, cadre ou lumière, la fenêtre permet des narrations (Le Baiser d’Edouard Munch, 1895), mais aussi des visions dynamiques telles celles qui sont brossées dans la vibration futuriste d’Umberto Boccioni. Les femmes portraiturées par le passé sont tour à tour curieuses (Femme à la lorgnette, 1819, Henri Nicolas Van Gorp), empruntent des poses méditatives (La Reine Hortense à Aix-les-Bains, 1813, Antoine Duclaux) ou sont figées dans un contre-jour comme chez Johan Julius Exner. Les intérieurs dépouillés de Vilhelm Hammershøi contrastent avec la gaieté volubile des tons orchestrés par Édouard Vuillard, et la quiétude qui s’en dégage tempère l’aspect oppressant d’une toile de Charles Desains représentant une Femme asphyxiée. Car la fenêtre, ce n’est pas que le cadre, la projection, l’évasion ou le passage, mais aussi l’air et, partant, la vie.

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