Signac au fil de l’eau

Tancrède Hertzog Cent cinquante ans après sa naissance, une exposition à Giverny réunit pour la première fois certaines des œuvres les plus célèbres de Signac, peintre-navigateur et maître de la couleur, qui, tout au long de sa vie, trouva son inspiration au fil des ports et des côtes. Paul Signac Concarneau. Calme du soir (allegro maestoso). Opus 220, 1891 Si un motif au sein de la nature a inspiré les peintres de la modernité en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est bien celui de l’eau. L’observation de cet élément qui reflète les couleurs et les mêle, brisant les formes, a permis, sous le pinceau révolté des paysagistes les plus célèbres de tous les temps, Monet, Renoir, Pissarro, de briser le carcan de l’académisme et de libérer la peinture de contraintes trop mimétiques. Avec l’impressionnisme, l’eau déborde, pour ainsi dire, de son cadre. Tout, sur la toile, devient incertain, mouvementé, fugitif, les champs comme les arbres, la ville comme le ciel. Et c’est à deux pas de la maison de Giverny où Monet peignit vingt ans durant les variations de la vibration aquatique et végétale du Bassin aux nymphéas, que le petit et énergique musée des Impressionnismes rend hommage à un autre grand peintre de l’eau, fasciné par les couleurs sans cesse changeantes du miroir aquatique : Paul Signac. Signac, on le sait, fut avec Seurat le chef de file et le plus brillant représentant du néo-impressionnisme ou divisionnisme, cette technique qui consiste à...

Tancrède Hertzog

Cent cinquante ans après sa naissance, une exposition à Giverny réunit pour la première fois certaines des œuvres les plus célèbres de Signac, peintre-navigateur et maître de la couleur, qui, tout au long de sa vie, trouva son inspiration au fil des ports et des côtes.

Paul Signac Concarneau. Calme du soir (allegro maestoso). Opus 220, 1891
Paul Signac Concarneau. Calme du soir (allegro maestoso). Opus 220, 1891

Si un motif au sein de la nature a inspiré les peintres de la modernité en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est bien celui de l’eau.

L’observation de cet élément qui reflète les couleurs et les mêle, brisant les formes, a permis, sous le pinceau révolté des paysagistes les plus célèbres de tous les temps, Monet, Renoir, Pissarro, de briser le carcan de l’académisme et de libérer la peinture de contraintes trop mimétiques. Avec l’impressionnisme, l’eau déborde, pour ainsi dire, de son cadre. Tout, sur la toile, devient incertain, mouvementé, fugitif, les champs comme les arbres, la ville comme le ciel. Et c’est à deux pas de la maison de Giverny où Monet peignit vingt ans durant les variations de la vibration aquatique et végétale du Bassin aux nymphéas, que le petit et énergique musée des Impressionnismes rend hommage à un autre grand peintre de l’eau, fasciné par les couleurs sans cesse changeantes du miroir aquatique : Paul Signac.

Signac, on le sait, fut avec Seurat le chef de file et le plus brillant représentant du néo-impressionnisme ou divisionnisme, cette technique qui consiste à fragmenter en de petites touches de couleur pure une vision globale, à charge pour l’œil de recomposer le tout, obtenant ainsi la plus grande luminosité possible.

Paul Signac La Bouée rouge, Saint-Tropez, 1895
Paul Signac La Bouée rouge, Saint-Tropez, 1895

Cette théorie scientifique de la peinture, rigoureuse et méthodique, absolument artificielle et à l’opposé des effusions impressionnistes, trouve paradoxalement sa meilleure illustration dans la nature, avec l’eau, seul élément où le morcellement et la fracturation des formes et des couleurs existent à l’état naturel. Ce n’est pas un hasard si ce motif se trouve au cœur de la peinture d’avant-garde. Et le plus marin de tous ces peintres impressionnistes comme néo-impressionnistes, celui qui eut le plus l’eau au cœur, c’est Signac. Pour ce Parisien de naissance, la mer fut le motif de sa vie. Peu de ses toiles ne représentent pas l’élément aquatique, sans parler de ses aquarelles. Au point que consacrer une exposition à Signac et les couleurs de l’eau, c’est consacrer une exposition à Signac tout court. Il n’est pas, comme Seurat, un néo-impressionniste de la ville. Très vite, il abandonne la peinture d’intérieur, qu’il pratiquait sous l’influence de son illustre compagnon dans les années 1880. L’exposition présente simplement de manière chronologique les évolutions du style du peintre face à la mer.

Signac se voua à la peinture en 1880, après avoir vu les toiles que Monet exposait cette année-là dans les locaux du journal La Vie moderne. Il peint alors à la manière impressionniste de larges paysages, et, sur les traces de Monet, part en Normandie. Ce sera Port-en-Bessin où, âgé de vingt ans à peine, il réalise en plein air ses premières marines, brossées en de vives touches horizontales, qui rappellent la manière de Monet et Renoir dix ans plus tôt à Argenteuil, sur les bords de Seine, et, plus encore, de Caillebotte au même moment.

Paul Signac Calanque à Saint-Tropez, 1906
Paul Signac Calanque à Saint-Tropez, 1906

Mais le véritable tournant esthétique de Signac, passé la révélation impressionniste, fut la rencontre, au salon des Indépendants de 1884, d’un jeune artiste inconnu, qui entendait faire de la peinture comme on faisait de la science : Georges Seurat. Sa technique, le divisionnisme, anti-impressionniste au possible, sera celle de Signac jusqu’à la fin de ses jours, en 1935. Dans leurs tableaux, les deux complices mettent au point un système rationnel qui organise tant la ligne que les couleurs et les contrastes, composant leurs peintures uniquement par la juxtaposition de multitudes de points de couleurs pures.

Mais alors que cette technique tend naturellement à l’abstraction et à l’aplanissement des formes, l’œuvre de Signac possède, au contraire, une force d’évocation et une grâce poétique sans pareille. Sa peinture est une peinture de la joie. Et la joie, ce peintre l’a puisée tout au long de sa vie dans un environnement magique, la mer. Car si Signac aime la mer en tant que peintre, pour le motif spectaculaire qu’elle fournit à profusion, il y est encore plus attaché en tant qu’homme de mer. Initié à la voile par Caillebotte, il ne posséda pas moins de trente-deux bateaux et sillonna en solitaire passionné les côtes bretonnes, normandes puis méditerranéennes sa vie durant. Quoi de plus naturel, dès lors, que de conjuguer les deux sources de son plaisir : il peindra la mer tout en vivant la mer. De son bateau, il repère des vues à peindre improbables, impossibles à saisir depuis la terre ferme.
Comme tous les marins, Signac était un homme à la fois rude et chaleureux. C’était aussi un homme de conviction, anarchiste, antifasciste engagé dans les années 1930, droit dans ses bottes : une rigueur et une chaleur qui se retrouvent dans sa pratique du divisionnisme. L’envie de rébellion qui l’avait conduit à l’impressionnisme n’est pas non plus pour rien dans sa décision de se tourner vers ce style bien plus révolutionnaire encore.

Théo Van Rysselberghe Signac sur son bateau, 1896
Théo Van Rysselberghe Signac sur son bateau, 1896

C’est la Bretagne, découverte à la fin des années 1880, qui est le temps du pointillisme le plus rigoureux. Les points serrés en rang d’oignons sont l’instrument de Signac pour créer des compositions harmonieuses, presque harmoniques, auxquelles il donne d’ailleurs des titres de compositions musicales : Concarneau le soir est un allegro maestoso, la Pêche à la sardine, elle, devient un adagio. Ses paysages d’eau sont des poèmes musicaux, la vibration colorée d’une longue note prolongée. À Saint-Briac, en haut du chemin côtier, comme à Saint-Cast, de longues files de points dessinent ou colorent, on ne sait pas trop, des vues où tout n’est que luxe, calme et volupté. La réunion de ces chefs-d’œuvre de technique et de composition provenant tous de musées étrangers constitue le point d’orgue de l’exposition.
L’eau est une masse assagie chez Signac. On aurait du mal à trouver sous son pinceau une évocation des célèbres tempêtes bretonnes ou la vue d’une mer démontée. Au contraire des impressionnistes, il n’est intéressé ni par le mouvement ni par la saisie de l’instantané, il recherche la permanence d’une vision, où la vibration colorée créée la forme et remplace tout mouvement. Avec Signac, on est loin de la froideur souvent prêtée au néo-impressionnisme. Chez lui, la couleur vit, la couleur luit. Cette orientation devient de plus en plus tangible à mesure que les années avancent et que la touche du peintre se fait plus personnelle. Lassé des journées entières de travail que nécessitait l’achèvement d’un seul tableau, Signac abandonne peu à peu le pointillisme rigoureux à la Seurat (mort en 1891) et reprend le chemin de la mer. C’est à bord de son yacht, l’« Olympia », qu’il découvre, en 1892, un petit port de pêcheurs provençal nommé Saint-Tropez. Dans cet éden ensoleillé, il élabore une manière plus libre, avec une division des tons moins rigoureuse, une touche plus épaisse et moins minutieuse, qui a pour effet de libérer la couleur. Les compositions tropéziennes sont plus décoratives, leur aspect moins lisse. Du calme plat des tableaux des années 1880, on passe à des tons plus amplement contrastés et, bientôt, à des couleurs se détachant ostensiblement du réel. À partir des années 1900, Signac a opéré sa mutation sans renier la touche divisée : il y a désormais une sorte d’effusion dans ses toiles. La mer se fait vaporeuse, les couleurs du ciel se perdent dans le miroir d’eau et les voyages picturaux qu’il entreprend dans les grandes villes portuaires d’Europe (Marseille, Venise, Rotterdam et même Constantinople) se prêtent à ces confusions colorées. Les panaches des fumées des bateaux dans le port de Rotterdam se fondent avec l’eau pour créer une mosaïque en relief gris bleuté dans Les fumées (1906). À Constantinople, tout est d’or et de rose, la lumière, la mer, les hauts minarets des mosquées. Certains verront même un côté abstrait dans les toiles les plus tardives de Signac. Avec l’eau, la couleur l’a emporté.

Paul Signac Rotterdam. Les fumées, 1906
Paul Signac Rotterdam. Les fumées, 1906

Mais, par-delà ses tableaux pointillistes, il est un autre versant de l’œuvre de Signac, intime et personnel, qu’il faut évoquer pour comprendre la relation du peintre avec l’élément qu’il affectionne par-dessus tout. Il s’agit de ses aquarelles. Il en réalisa plusieurs centaines entre 1892 – lorsqu’il découvrit cette technique d’exécution ô combien plus rapide que l’alignement quasi mécanique des petits points de couleur – et sa mort, en1935. Il la pratiquera avec toujours plus d’entrain. Dès 1910, elle prend le pas sur la production peinte. Signac affectionne cette technique de plein air qu’il pratiquera par tous les temps, là où le pointillisme ne peut être que le fruit d’un minutieux travail en atelier. L’aquarelle, voilà le vrai espace de liberté que Signac s’est aménagé dans son œuvre.

Le sujet de prédilection est toujours la mer, mais, cette fois, l’intérêt n’est plus pour les effets de la surface liquide, il est pour ce qui la peuple et s’y reflète. Signac se plaît à détailler les mâtures des navires, l’allure du sardinier comme du ketch, le tumulte des grands ports aussi bien que le clapot à la sortie du plus petit havre de pêcheurs bretons, les pins au-dessus des calanques comme les balises rouges et vertes des chenaux. C’est l’œil avisé et passionné du marin autant que du peintre qui se met ici au travail, avec un intérêt quasi documentaire. Parfois, dans une composition, il ne sélectionne qu’un motif, qu’il traite avec des coloris acidulés, et laisse le reste en réserve. Il expérimente, varie les points de vue. Certaines aquarelles sont de véritables compositions éclatantes de couleurs déployées magistralement sur de grandes feuilles horizontales, tandis que d’autres sont des formes simplement esquissées, avec quelques taches de couleur embuée jetée par-dessus le crayon noir. Il n’est plus question de division scientifique des tons ici, mais d’une manière qui allie un trait à l’arabesque japonisante, à des couleurs vives. À l’opposé de sa peinture, l’aquarelle est un art de l’instinct, de l’impression fugitive mais toujours colorée, un lointain rappel de sa jeunesse impressionniste. Il croque chaque instant, chaque embarcation, chaque situation.

 Homme libre, toujours tu chériras la mer », écrivait Baudelaire. Libre comme le vent, dit-on. Libre comme l’eau, dit l’art de Signac. Le spectacle toujours renouvelé de l’eau n’a jamais lassé l’homme libre qu’était Signac. L’eau, cette peinture à l’état naturel, Signac a su en capter la magie mieux que quiconque sous son pinceau aussi liquide qu’une baie tranquille sous le soleil du Midi, aussi fugitif qu’une voile au loin, aussi lumineux qu’un orage sur la mer.

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