Le mage de l’outrenoir, disparu en 2022, expose au musée du Luxembourg son œuvre au brou de noix.
L’avantage comparatif que possède im-manquablement l’artiste plastique sur l’homme de mots, c’est la poésie du matériau. Portée toujours par un cartel.
meurera ce petit panonceau blanc qui lui est acco-lé, faisant partie de l’œuvre tout en ne l’étant pas, tissant avec elle un ping-pong infini. Prenez par exemple le brou de noix. L’incontournable Pierre Soulages, exposé en ce moment même au musée du Luxembourg à Paris, s’est beaucoup servi de ce matériau : on le constate dans Soulages, une autre lumière, qui met en avant son œuvre sur papier plutôt que sur toile, et donc ce pigment commun qui contient de la junglanoside et de l’hydroxyju-glone – nous voilà déjà dans la littérature. Et quel écrivain ne désirerait pas, lui aussi, pouvoir acco-ler à son œuvre un cartel détaillant les produits contenus dans son livre (papier, encre, colle) mais aussi ceux qui l’ont rendu possible (café, whisky, protéines, kérosène) ? Dans un tel monde, j’aime à espérer que le logiciel Microsoft Word – l’une des plus grandes inventions depuis l’imprime-rie – serait également remercié. Et que donne-raient nos grands chefs-d’œuvre réécrits au brou de noix ?
« Par impatience, raconte le jeune Pierre Soulages, dans un mouvement d’humeur, muni de brou de noix et de pinceaux de peintre en bâtiment, je me suis jeté sur le papier ». Il est vrai qu’au premier abord, ces papiers ivoirés et zébrés de noir peuvent passer pour des caprices ou des mouvements d’im-patience. Mais à la réflexion, ils évoquent plutôt ce moment où le sage, ayant observé la fleur pendant sept ans, la croque en une fraction de seconde d’un trait de pinceau. Malraux, qui était venu voir Soulages dans son atelier, lui aurait dit un jour : « Savez-vous qu’il y a quelque chose de plus noir que le noir ? » Il disait aussi : « Nous ne pouvons sentir que par comparaison. » Et cette pensée s’ap-plique étonnamment à l’œuvre de Soulages. Car l’humain qui entre au musée du Luxembourg, lesté de ses attentes, de ses préjugés, et d’un petit goûter s’il vient dans l’après-midi, observe un cu-rieux phénomène : dès l’entrée, dès la confronta-tion avec les premières œuvres de l’artiste – pre-mières dans l’exposition et dans la vie de celui-ci –, l’œil se « restandardise ». Il se remet aux condi-tions d’usine. Car l’amateur d’art cherche d’abord le monde sur les cimaises ; ne l’y trouvant pas, il cherche alors l’art qu’il connaît déjà, qui a déjà passé sous sa rétine ; ne l’y trouvant pas, il voit en-fin l’œuvre de Soulages, et celle-ci crée donc un nouvel étalon, un nouveau modèle à l’aune du-quel lire le reste. Chaque œuvre qui suit n’est donc plus confrontée à ce que nous savons du monde – et le cerveau cherche pourtant à toute force à y lire la silhouette d’un immeuble dans la pé-nombre, un idéogramme asiatique ou les claires-voies d’une caisse en partance pour les antipodes – mais à cette première œuvre, tenue pour pierre de touche. C’est l’empire du relatif plutôt que de l’absolu : on éclaire chaque œuvre à la lumière de la précédente, et non en la comparant à un canon situé dans l’au-delà.
Interrogé par le mythique Pierre Dumayet, dans une de ces interviews télévisées qui émaillent l’ex-position de l’artiste décédé en 2022, Soulages dé-clare avec cette simplicité que l’on retrouve dans toutes ses œuvres : « Je suis devenu peintre parce que j’aimais peindre. » Et de fait son geste relève de l’ancestral – non du cérébral mais du viscéral. Il y a quelque chose chez lui qui fait penser non pas à l’après-peinture (que faire après le carré blanc de Malevitch ?), mais à l’avant-peinture. Il a prou-vé qu’il savait peindre « comme tout le monde », et même mieux que tout le monde – un fusain en té-moigne s’il en était besoin, avec un modèle mas-culin saisi dans toute sa virilité. Mais il n’a pas dé-passé le figuratif (« Ma peinture ne rencontre pas l’anecdote figurative »), il a rebroussé chemin, dé-sapprenant le métier de copiste. Dans le même entretien, il récuse le terme de vocation, qui impli-querait un appel venant de l’extérieur, car dans son cas l’appel venait du dedans. Est-ce cela qui lui fait dire que pour lui, la peinture n’est pas un travail ? Il ajoute : « Car dans le travail, il y a la notion d’ef-fort. » Et se reprend : « Non qu’il n’y ait pas d’effort dans la peinture. » Mais Soulages n’est pas un labo-rieux, c’est un allègre sans nonchalance.
Ce natif (en 1919) de Rodez, dans l’Aveyron, a toujours gardé par-devers lui la sécheresse des causses et des lauzes : quand il visitera le Japon avec sa femme Colette lors d’un tour du monde, il aura l’œil mouillé devant l’art du jardin sec. L’essayiste et professeur Bruno Duborgel lui prête ainsi une dilection pour « les hauts plateaux de l’Aubrac ». Son prénom déjà – si le nom est un présage comme le croyaient les Romains – ne lui prédisait pas un grand avenir dans les fluides et leur méca-nique. Chez lui, la peinture ne semble pas se sou-venir d’avoir été liquide. Ce n’est pas faute, pour le brou de noix, d’évoquer par sa couleur l’onc-tuosité du café, et pour les rares bleus de l’artiste, de rappeler ceux de la Méditerranée. L’humain est ainsi fait qu’il cherche le familier dans l’étranger. Le poète Senghor, ami et admirateur de Soulages, voyait bien dans ses tableaux un « langage des signes » ; Soulages lui-même a pourtant récusé la comparaison avec la calligraphie, chinoise comme japonaise, ainsi que l’ont bien rapporté Michaël de Saint Cheron et Matthieu Séguéla dans leur beau Soulages : d’une rive à l’autre.
« Le style sec traverse le temps comme une mo-mie incorruptible », écrivait Paul Valéry (l’autre Sétois) dans Tel quel. Mais de la sécheresse à l’aus-térité, il n’y a qu’un pas : il fut franchi par le grand historien du Moyen Âge Georges Duby, auteur d’articles et de textes sur Soulages, quand il attri-buait au géant des causses une « esthétique cister-cienne », fondée sur un « triple renoncement » : à la couleur (associée à la sensualité), au trait (as-socié à la sensibilité individuelle, récusée par les cisterciens) et à la figuration (qui nous masque la vraie réalité, au-delà des apparences). Et il est vrai – c’est particulièrement palpable dans cette expo-sition – que son art est adossé à un refus catégo-rique de l’imitation.
Ce grand lecteur (1,90 m quand même) aimait à citer ces mots du poète sévillan Antonio Machado : « Il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en mar-chant. » Et refusait pourtant l’idée qu’il fût un ex-périmentateur : il suivait son chemin avec sérendi-pité, sans chercher quelque chose de précis qui se situerait au-delà de la peinture : la solution se trou-vait dans la peinture même. Il citait également le magnifique Éloge de l’ombre de Junichirō Tanizaki, texte « Sabi » par excellence, comme les Japonais le disent de tout ce qui est patiné par le temps. Et nous revoilà dans le relatif, car l’ombre n’existe que par la collision entre une lumière et un corps : Soulages était son propre canon, sans modèle dans le monde dit vrai.


















