L’inconvénient en Suisse, disait André Gide, c’est qu’on a toujours un glacier dressé devant soi. Cliché dont il aurait dû rougir. Il eût été mieux avisé de reconnaître que ce coin d’Europe était une terre d’intense poésie, depuis que Gustave Roud (1897- 1976), dans Air de la solitude et Le repos du cavalier, avait donné l’élan à un puissant courant d’effusion lyrique en Suisse romande. On vient de publier, chez Gallimard, la correspondance que deux de ses principaux disciples, Maurice Chappaz et Philippe Jaccottet, ont échangée de 1946 à 2009. L’édition a été établie, présentée et annotée de façon exemplaire par José-Flore Tappy.
Rien de plus opposé que ces deux correspondants, pourtant unis par une indéfectible amitié. L’un et l’autre ont puisé dans la poésie grecque (Homère, Théocrite), virgilienne, allemande (Hölderlin, Novalis, Rilke), russe (Essenine, Blok), de quoi nourrir leur soif de renouveau. Mais, à la retenue et à la sobrié- té du Lausannois Jaccottet, sédentaire et replié sur soi, à son chant volontiers ombrageux et funèbre, à ses proses poétiques et à ses vers admirablement concis, s’opposent l’exaltation souvent exclamative du Valaisan Chappaz, homme des bois et des montagnes, du grand air et des courses vagabondes, écologiste avant l’heure, dont la fougue heureuse se traduit par un hymne éperdu à la vie.
Le premier ne manque pas de reprocher au second sa confiance excessive dans la bonté du monde. « Il me semble que vos chemins devraient se tracer dans une terre plus pauvre en paroles, dans un langage plus bref et plus misérable ». Ce qui ne l’empêche pas de saluer chez son aîné (de neuf ans) «quelque chose d’assez rare, une amitié heureuse de la terre et du ciel, un goût des grands espaces aventureux, la pureté sensuelle et, surtout, la joie». Dans une de ses premières lettres, pourtant, il lui avait écrit : « J’ai tout de suite acquiescé à cette affirmation de Heidegger – que l’authenticité du poète d’aujourd’hui se mesure à son incertitude, pour ne pas dire à son silence. »
Au silence, et au silence souvent tragique, ont été condamnés plusieurs des poètes romands. L’éclosion lyrique en Suisse a eu aussi ses « poètes maudits », comme jadis les symbolistes français. José-Flore Tappy en dresse le martyrologe. Gustave Roud luimême, après le superbe Requiem («Ils se sépareront jusqu’à l’aube. Mais déjà tu appartenais pour toujours à la nuit»), cesse d’écrire une dizaine d’années avant sa mort, gagné par une mélancolie si profonde qu’elle le paralyse. Charles-Albert Cingria mène une existence précaire qui s’achève dans un dénuement complet. L’œuvre d’Edmond-Henri Crisinel, plusieurs fois interné pour troubles psychiatriques, est une descente dans la folie, qui se terminera lorsque le poète mettra fin à ses jours en se jetant dans le lac Léman. Pierre-Louis Matthey, radicalement isolé de ses pairs, passe les quinze dernières années de sa vie reclus. Enfin Jacques Chessex, le plus jeune de cette cohorte ailée, tombe frappé d’une attaque après une ignoble agression verbale dans une librairie.
On voit que la poésie n’est pas de tout repos, même dans cette Suisse qu’on dit si pacifique. « Peut-être, écrit Jaccottet à Chappaz, nous faut-il accepter et le tremblement, et les intermittences de notre voix, l’essentiel étant que cette bougie ne soit pas soufflée ». Magnifique dialogue entre deux êtres d’exception, entre lesquels se tisse un lien tout spirituel. Jamais, en soixante-trois ans, ils ne se tutoieront, le « vous» étant la garantie qu’ils ne se croisent qu’en poésie. Chappaz accompagne sa signature de ces mots: « À vous, à tous vos poèmes.» Et Jaccottet, encore : « Malgré nos natures si diffé- rentes, je me sens très proche de vous : moi sans racines, hélas ! avec une facilité excessive à m’adapter derrière quoi j’ai peine à savoir qui je puis vraiment être, moi sans armes cependant, tandis que vous avez la chance d’être lent et d’avoir une patrie… Mais nous poursuivons les mêmes fuyants signes avec une même obstination.»
Et nous, lecteurs de cette correspondance, sentons s’élargir notre souffle au contact de ce pur chant amébée.
NOTA BENE

Dernier livre paru :
Un choix impossible (Grasset). Prix Pelléas – Radio classique 2025