Pour le centenaire de Jean Tinguely (1925-1991), le MAH de Genève rend hommage à la folie douce de ce bricoleur de génie.
Son nom ressemble à une plume qui vous chatouillerait la plante des pieds mais lui, c’est notre sens de l’art qu’il vient titiller. Jean Tinguely, on le connaît comme le mari de Niki de Saint Phalle. Or il faut se méfier de notre tendance, trop fréquente, à présenter les hommes artistes comme les maris de leur femme. Ce n’est pas qu’un « mari de », c’est surtout un artiste à part entière, et non des moindres. L’hommage que lui offre le Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève, avec cette exposition débutant le 22 mai dernier il aurait eu cent ans ce jour-là nous en offre la preuve éclatante.
Quand je vois la table de chevet de la mienne, de femme, je pense toujours à une œuvre de Jean Tinguely. C’est injuste pour lui, car il y a un monde entre le bordel (conjugal) et le bric-à-brac (organisé). Comme il y en a un autre entre le barda d’un Allan Kaprow (l’un des pères du happening, féru d’installations et de dispositifs) et les machines cliquetantes de l’artiste, sculpteur et peintre suisse. Si Tinguely était un préfixe grec, ce serait sans aucun doute méta. Non pour le groupe américain qui chapeaute Facebook et Instagram, mais pour désigner un niveau d’abstraction supé- rieur, un pas de recul, une mise en abyme (c’est dans ce sens que les Américains disent volontiers : wow, how meta!). Beaucoup de ses travaux portent ce préfixe inaugural.

Métal, bois, roues, moteur électrique, lampe, objets OEuvre tridimensionnelle avec lumière,
310 x 1340 x 300 cm, Inv. 1983-0019
© Ville de Genève, Musée d’art et d’histoire
© 2025, ProLitteris, Zurich
Les œuvres de Jean Tinguely sont celles d’un mé- cano qui pense comme Matthew B. Crawford, l’auteur du fameux Éloge du carburateur. En apparence, ce sont des machines ; mais la machine a une fonction, et sa fonction est sa raison d’être. Si Tinguely est branché bricoles, chez lui l’utilité est proscrite. Et n’est-ce pas bien plus beau lorsque c’est inutile? C’est ça, le «méta-mécanique » (par-delà la machine) cher au Fribourgeois : on met en boîte le fonctionnel, comme pour le regarder d’en haut. Et on déploie toute son ingéniosité pour être sûr que cela ne marche pas – en ajoutant au tout un zeste aérien à la Calder, autre artiste de l’espace et du suspendu.
Comme les vide-greniers ou les buffets à volonté, les œuvres de Tinguely créent une sorte d’accumulation du disparate qui peuvent mettre l’esprit en déroute, tant il est vrai que le cerveau aime à circonscrire et à isoler. Tentons l’exercice de la description. Par exemple, prenez l’œuvre intitulée Si c’est noir, je m’appelle Jean – titre délicieusement dadaïste. Qu’avons-nous là ? une sculpture en trois dimensions, structurée par un cadre métallique semblable à un châlit, qu’habillent une roue de vélo reliée à un pignon, une selle également métallique, un casque de soldat, et différentes autres pièces tubulaires. De fait, c’est noir, et de fait, l’artiste s’appelle Jean. Beaucoup de roues chez Tinguely. Parce qu’on lui disait gamin qu’il ne tournait pas rond? Possible; ça filait doux, à la maison. De sorte qu’entre douze et quatorze ans, il s’éclipsait seul dans les bois des environs de Bâle, où quand il ne lisait pas des biographies (César, Alexandre le Grand, Napoléon – où l’on sent poindre une certaine ambition), il construisait des machines, ou plutôt, pour démarrer, des machins. « Alors, j’ai commencé à faire une chose très bizarre, témoigne-t-il. Plusieurs samedis et dimanches de suite, j’ai commencé à construire de jolies petites roues en bois, bricolées comme ça, le long d’un ruisseau ; aucune idée d’art». On en revient toujours à ses premières amours.

© Niki Charitable Art Foundation
© Musée d’art et d’histoire de Genève
Comme beaucoup d’artistes de son siècle, Tinguely est un lecteur. En 1954, il rencontre à Milan l’artiste Bruno Munari, comète de l’art italien. Celuici a écrit un manifeste qu’apprécie Tinguely, dans lequel on lit ceci : « Il revient aux artistes de renoncer au romantisme poussiéreux du pinceau, de la palette, de la toile et du châssis, pour s’intéresser aux machines. » Nul doute qu’une telle phrase a résonné dans l’esprit du Fribourgeois. Doit-on créditer la poule ou l’œuf ? Il existait, c’est certain, un tempérament préalable, sur lequel est venu se déposer naturellement ce manifeste. Il entrevoit un chemin. Il trouve un atelier dans une impasse de Montparnasse, à Paris ; il se lie d’amitié avec Yves Klein ; une exposition commune leur vaut les honneurs de la radio et des actualités au cinéma. En 1955, ses machines «ironiquement ludiques », selon la formule de son ami le critique d’art suédois Pontus Hultén qu’il rencontra peut-être lors de son long séjour à Stockholm , suscitent la curiosité de Niki de Saint Phalle, qui lui aurait dit: «Tu pourrais très bien mettre des plumes à tes trucs. » Quelques années plus tard, ils vivent ensemble. C’est la période où Tinguely s’intéresse aux explosifs – il faut dire qu’aux États-Unis, le happening est en plein boom. Il crée une œuvre qui s’autodétruit à New York Hommage à New York et, invité avec Niki à Figueras par Marcel Duchamp pour un hommage à Dalí, un Toro de fuego («taureau de feu »), qui, présenté sur une arène de corrida, finit par exploser. C’est l’aboutissement de l’anti utilitarisme, dans le siècle du fordisme et du taylorisme.
Le plus frappant, avec Tinguely, ce sont peut-être ses carnets, joyaux de créativité pure, mêlant les références et les médiums, la couleur et le noir et blanc. Le savoureux de la chose, c’est qu’il touche le plus dans ces carnets modestes où il dessine au trait la machine qu’il fomente. L’avant-œuvre de Tinguely, c’est déjà du Tinguely. C’est là que la connexion entre un cerveau et un crayon est la plus manifeste. Quelle débauche d’énergie et de talent au service de l’improductif! Et du bizarre à l’état pur – qui nous rappelle l’opiniâtreté du facteur Cheval et son idéal palais.
De retour des États-Unis, impressionné par Rauschenberg et consorts, Tinguely veut faire GRAND – il écrit le mot en capitales dans un carnet. Grand comme Alexandre. Grand comme la place qu’il mérite sur la scène de l’art. Il multiplie fontaines, sculptures entourant des maisons comme des exosquelettes, monuments impressionnants. Et il y a bien sûr la fontaine de Beaubourg à Paris avec Niki de Saint Phalle. Elle dira de lui en 1987: «La collaboration entre Jean et moi, c’est un don du ciel unique et privilégié.»
En 1991, Tinguely meurt à Berne. Brusquement. A-t-il eu le temps, a-t-il eu le loisir de donner ce coup d’œil en arrière pour regarder son œuvre? Que de méta! Et quoi de plus méta que ce coup d’œil, que cet art de se placer, une fois, en surplomb, pour regarder toutes ces machines, dont il a tiré orgueil qu’aucune ne fonctionne jamais?
NOTA BENE
Exposition Jean Tinguely
Musée Rath, MAH, Genève
Jusqu’au 7 septembre 2025