Qu’est-ce que l’esthétique pop ? C’est le précipité – comme, en chimie, on parle de précipité lorsqu’il se forme un corps insoluble par réaction entre deux ou plusieurs substances – du connu dans l’inconnu. C’est de cette collision, de ce té-lescopage que naît cette forme de beauté. Prenez Roy Lichtenstein, par exemple. (C’est une façon de parler. N’y touchez pas, c’est interdit dans les musées.) Son art est plus multiple que ce à quoi on le réduit habituellement, mais pensez à ses cases de comics légèrement modifiées, agrandies et proje-tées sur une toile : l’effet pop vient de cette manière de transformer du petit en grand, du bas en élevé. Cette distinction entre le high et le low, la bande dessinée en a d’ailleurs souffert, jusqu’à la dénon-cer (« Hergé, ce n’est pas un art majuscule, peut-être » ?), et Lichtenstein n’a pas échappé à certaines critiques légitimes : il affichait un grand mépris pour les comics, alors que l’attrait de ses tableaux était en partie dû à la qualité du dessin original… Mais passons ces réflexions, au sujet desquelles on peut lire avec profit Patrick Peccatte sur son blog, et prenons un pas de recul avec Tom Wesselmann, actuellement à l’honneur à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 24 février 2025.
L’exposition rassemble cent cinquante peintures et œuvres de divers matériaux de l’artiste né en 1931 à Cincinnati. Autour de lui, soixante-dix œuvres de trente-cinq artistes de générations et de nationalités différentes, qui partagent une sensibilité « Pop ». Cela veut dire notamment Ai Weiwei, Marcel Duchamp, Richard Hamilton, Koons, Warhol, Robert Rauschenberg, ou… Roy Lichtenstein, pour les plus connus. L’idée, c’est de fournir avec l’œuvre de Wesselmann une lentille pour les voir eux, et vice versa. On peut s’amuser à l’infini, et l’essayiste Pierre Bayard n’est pas le der-nier à le faire, avec ces jeux d’optique : on peut re-garder Star Wars à travers le Voyage dans la Lune de Georges Méliès (on dit que George Lucas, dé-couvrant émerveillé la caméra 35 mm de Méliès à la Cinémathèque française, se serait exclamé : « Alors, c’est ici que tout a commencé ! »).
Car Wesselmann, même s’il s’en est défendu à un moment de sa vie, appartient en plein au Pop art. Il en a les couleurs, l’allure, les obsessions. Procédons ensemble, si vous le voulez bien, à l’examen d’une de ses œuvres, Bathtub Collage #1 (1963). À pre-mière vue, c’est une personne blonde, un peu an-drogyne mais à la poitrine plutôt féminine (sans compter la marque de bronzage du soutien-gorge) qui se sèche les pieds en sortant de la baignoire. Quand Wesselmann réalise ce collage, Pierre Bonnard n’est mort que depuis seize ans, et il nous hante encore avec les nombreux bains de sa Marthe. Le corps est volontairement plat, comme une silhouette sur la paroi d’une piscine munici-pale, délavée par le chlore et les ans. Mais juste-ment. L’effet de profondeur n’est plus rendu par l’art du dessin mais par la profondeur elle-même : sur l’innocence de la toile est vissé un porte-ser-viette avec sa serviette, ainsi qu’un support à pa-pier toilette, dûment approvisionné. Le relief n’est pas simulé ; il est réel. Et comme pour appuyer cet enterrement en grande pompe du vieux monde et de sa perspective cavalière, un bout de fenêtre est là, peint, qui fait signe vers un extérieur nor-mé comme la maison à cheminée fumante d’un dessin d’enfant : un carré de ciel bleu, la cime verte d’un arbre… Clin d’œil de sale gosse au ta-bleau-fenêtre d’Alberti, acte d’allégeance aussi à sa Pop d’époque : Jasper Johns est familier du fait, comme plus tard son ami et amant Rauschenberg. Au reste, ce n’est pas ce qui se fait de plus neuf. Picasso en 1912, dans sa Nature morte à la chaise cannée, avait déjà introduit un « corps étranger » à la peinture – une toile cirée et une corde – et ne parlons pas des ready mades…
Ce fait de présenter plutôt que de représenter ap-partient en propre à l’histoire du XXe siècle. C’est une conquête. On peut s’interroger sur sa va-leur, mais c’est indéniablement une avancée sur la fresque de l’histoire de l’art. Et si j’ai dit que l’esthétique pop était un précipité du connu dans l’inconnu, du familier dans le non-familier, il fau-drait ajouter que le connu déborde largement ce que l’on appelle l’art. Le connu, ce fonds commun rapidement accessible auquel fait appel l’artiste de Pop art, ce n’est pas seulement une Joconde à qui l’on inflige des moustaches, ce sont aussi et sur-tout les images magnétiques et, disons-le, sexy du capitalisme. Il ne s’agit pas ici de taper pavlovien-nement sur l’économie de marché en tant que sys-tème mais de constater qu’elle produit des idoles, comme n’importe quelle religion. Et quand Koons enferme dans un aquarium en verre trois ballons de basket Spalding et Wilson, il nous surprend vraiment – par la collision entre l’austérité d’un aquarium qui pourrait ressembler à ces vitrines horizontales de musées, et la dimension idolâtre de ces trois ballons. Banals apparemment, mais chargés de magnétisme, d’un halo de sens et de désir. Car le ballon de basket, c’est du rêve améri-cain sphérique qui tient dans la main et qui rebon-dit par terre. Le rêve qu’un gamin né d’une mère mineure et d’un père absent dans un milieu populaire de l’Ohio devienne un basketteur milliar-daire appelé LeBron James. De l’American Dream en cuir et dioxygène.
De même pour Ai Weiwei, vrai génie et authen-tique poil-à-gratter du pouvoir de son pays – on peinerait parfois à reconnaître les vrais artistes en-gagés dans la foule des pétitionnaires compulsifs. Le Pékinois d’origine, aujourd’hui installé au Portugal, naguère encore emprisonné par le régime chinois, a floqué ici un vase de la dynastie Han avec le logo Coca-Cola, dans son immanquable couleur rouge. Le rapprochement est trop grossier ? C’est surtout un objet qui provoque le malaise, et même l’inquié-tante étrangeté freudienne. C’est un objet qui ne devrait pas être, et qui pourtant se présente sous nos yeux. Voilà peut-être une des plus belles réa-lisations du Pop art : apporter à l’existence ce qui n’existait jusqu’alors que dans les limbes d’un esprit. On a tendance à l’oublier. Notamment en écou-tant les artistes et les auteurs qui nous disent volon-tiers qu’ils ont voulu dénoncer, défoncer, démon-trer. Ce qu’ils ont voulu, souvent, c’est faire exister l’inexistant jusqu’à eux. C’est le geste princeps. Et cette exposition vient nous le rappeler. On pense à la phrase de Paul Valéry : « Je n’ai pas voulu dire, j’ai voulu faire, et c’est ce que j’ai fait qui a voulu ce que j’ai dit. »