l y a trente ans encore, les calendriers comme les boîtes de chocolats qui se piquaient de « culture » proposaient en couverture un tableau de Raphaël ou de Michel-Ange. Aujourd’hui, c’est Caravage le baroque qui a détrôné les peintres de la Renaissance. Et l’on comprend pourquoi: il correspond beaucoup mieux, par ses paroxysmes de cruauté et de violence, à notre époque agitée de tragédies politiques que les propagateurs du «beau idéal» confiants dans la bonté des humains.
Pour la première fois, au lieu d’être exposé dans un musée impersonnel, le voilà rapatrié dans ses lieux: non seulement à cause de l’écrin, le splendide palais Barberini complété par Bernini, mais parce que les collections permanentes du palais renferment quatre Caravage et le plus riche ensemble de caravagesques (Orazio Gentileschi, Simon Vouet, Valentin de Boulogne, Ribera)… C’est là qu’on admirait déjà le Narcisse et l’emblématique Judith et Holopherne. Emblématique, parce que s’y montre, à l’état cru, l’obsession de la violence qui est une des constantes du peintre. Le thème n’était pas neuf. Mais un Michel-Ange, un Botticelli le traitaient d’une manière tout autre, en montrant l’après décapitation, quand Judith après son crime s’enfuit, suivie de sa servante qui porte la tête du supplicié. Caravage ose représenter ce qui n’avait jamais été représenté: l’acte même de la décapitation, dans toute l’horreur du flot de sang versé, des yeux révulsés, de la bouche tordue de l’agonisant, froidement exécuté par la jeune et belle Judith. Un des intérêts de la présente exposition est de rapprocher des tableaux où le même modèle a servi plusieurs fois, mais pour des sujets et des poses différentes: ainsi cette belle et cruelle Judith réapparaît dans la Madeleine de Marthe et Marie-Madeleine de Détroit et dans la Sainte Catherine de Madrid, deux figures pacifiques qui n’auraient pas tué une mouche. On a identifié ce modèle: ce serait la prostituée siennoise Fillide Melandroni, qui devient ainsi un personnage de Caravage, passant d’un tableau l’autre, de même que Balzac unifiera et soudera les quatre-vingt-dix romans et nouvelles de La Comédie humaine par le procédé littéraire du « retour des personnages».

(Autoportrait en Bacchus), 1595 c.a.
Huile sur toile, 67 x 53 cm
Galleria Borghese, Rome
© ph. M. Coen © Galleria Borghese
Les vingt-quatre toiles exposées sont réparties en quatre salles, en sorte qu’on peut les contempler à loisir, sans être étouffé par leur nombre. L’ordre chronologique a été choisi, de 1596 à 1610, le premier tableau étant Le Petit Bacchus malade (Autoportrait en Bacchus). Le peintre avait vingt-cinq ans et n’était nullement malade. D’où vient alors ce teint jaunâtre, souffreteux, cet air désabusé et mélancolique? Le seul élément « bachique» est la grappe de raisin qu’il tient, mais sans joie, dans sa main. On a beaucoup glosé sur cette contradiction. Le mieux n’est-il pas de penser que Caravage, par un don de seconde vue, entrevoyait déjà, à l’orée de sa vie, quelle en serait l’issue tragique ? Aveu d’un mal-être natif, profond, incurable.
Le dernier tableau qu’il a peint, en 1610, et qui clôt l’exposition, est le Martyre de sainte Ursule.
Encore un tableau de violence et de meurtre : la sainte reçoit en pleine poitrine une flèche tirée par le roi des Huns. Le fait que Caravage se soit représenté dans le personnage qui regarde la scène dans le dos d’Ursule, prouverait une sorte d’identification avec le supplice de la sainte, la prémonition de sa propre mort, quand il serait assassiné, quelques semaines plus tard, sur une plage de Toscane. Sans doute par un de ses jeunes amants. Dans l’extraordinaire David avec la tête de Goliath, peint en 1609, il a exercé avec plus d’acuité encore ce don de seconde vue. Car la tête coupée de Goliath est un autre de ses autoportraits, mais

Collezione Intesa Sanpaolo, Gallerie d’Italia, Naples
© Archivio Patrimonio Artistico Intesa Sanpaolo / foto Luciano Pedicini, Napoli
cette fois atroce : chevelure en désordre, yeux exorbités, prunelles révulsées, bouche entrouverte, convulsion de l’ultime spasme. Et, surprise! si on la regarde mieux, elle ressemble étrangement à celle d’Holopherne en train d’être décapité. Autre façon de pratiquer le «retour des personnages». Un autre intérêt de l’exposition est de présenter des œuvres moins connues en Europe. Des ÉtatsUnis proviennent plusieurs toiles importantes. On comparera le Saint Jean-Baptiste de Kansas
City et celui de la Galleria Corsini à Rome: plutôt des voyous, tous les deux, à l’évidence, que des canonisés; presque nus, tête baissée, le regard fuyant, comme des coupables, ils semblent méditer quelque mauvais coup ; celui de Rome, posté- rieur, plus manifestement, car la tignasse qui lui retombe sur les yeux indique qu’il ne tient pas à être reconnu une fois son forfait accompli. «Il y a en tout homme, en toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », écrivait Baudelaire. Cette affirmation semble pouvoir s’appliquer particulièrement à Caravage, bien que le poète ignorât le peintre. La postulation vers Dieu est illustrée par le Saint François d’Assise en extase, de Hartford, Connecticut, admirable pâmoison du saint soutenu par un ange ; la postulation vers Satan par le Concert du Metropolitan Museum de New York: les quatre éphèbes efféminés, aux lèvres pulpeuses et peintes, aux regards langoureux, ne laissent planer aucun doute sur les goûts érotiques du peintre. Le madrigal inscrit dans la partition que tient le garçon vu de dos a été identifié comme étant un poème du Napolitain Pompeo Stabile traitant de la chute d’Icare. Le joueur de luth, au centre du tableau, semble sur le point de chavirer, vaincu : thème de la « chute », des amours illicites. Jamais Caravage ne s’est montré aussi virtuose du langage crypté. En guise de signature, il a peint son autoportrait dans le garçon à l’arrière-plan, non moins fardé, non moins alangui et sans résistance morale que les deux autres.

© Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas
Le tableau des Tricheurs de Fort Worth, Texas, comporte un détail savoureux : le personnage qui indique par les doigts de sa main à l’un des joueurs de cartes ce que l’autre a dans son jeu porte des gants, mais des gants troués, signe qu’il est pauvre et, pouvons-nous croire, qu’il a la sympathie du peintre, solidaire de tous les réprouvés et repris de justice.
Trois autres tableaux, qui se trouvent en Europe mais difficiles d’accès, offrent un intérêt exceptionnel. À Dublin, se trouve la Capture du Christ, qui associe dans la même image la capture du Christ et le baiser de Judas. Sombre et violente mêlée, où les soldats cuirassés de métal se jettent sur l’innocent, tandis que saint Jean, épouvanté, prend la fuite. Et, dans le coin droit, encore un autoportrait, comme si Caravage avait pitié chrétiennement, ou se délectait sadiquement, de ce spectacle barbare.
Tout le monde connaît la Conversion de saint Paul de l’église S. Maria del Popolo à Rome, le cavalier sur le chemin de Damas frappé de la grâce divine, mais le peintre a traité une autre fois ce thème, dans un tableau exposé ici, provenant de la collection privée des Odescalzchi de Rome. Tableau beaucoup plus chargé que l’autre, moins décanté, plus virtuose.
Le Christ apparaît dans le ciel pour appeler le cavalier à lui, tandis que dans l’autre tableau, posté- rieur, on ne voit pas, parce qu’invisible, la voix qui a lancé ce cri.
Enfin, rareté absolue, un tableau découvert récemment en Espagne, l’Ecce Homo de 1606 ou de 1609 (date incertaine). Ce n’est pas la plus belle œuvre de Caravage, le Christ paraît bien fade, surtout si on le compare à la Flagellation du musée de Naples. Mais c’est un inédit et, comme tel, un précieux complément au catalogue du peintre. Lors d’une vente aux enchères à Madrid, en 2021, attribué à un obscur barbouilleur, il fut offert pour 1500 euros. Restauré, il fut reconnu comme authentique. Plusieurs Caravage restent aujourd’hui perdus. Les retrouvera-t-on jamais ?