UN GRAND LIVRE

Qu’est-ce qui distingue un écrivain de quelqu’un qui écrit des livres ? La présente rentrée littéraire, à Paris, permet de répondre à cette question. Beaucoup de bons livres paraissent ; mais, passé l’époque où ils auront bénéficié des feux de la rampe automnaux, bien peu survivront. Aucun, sans doute. Un écrivain est celui dont les livres resteront des mois, des années, peut-être pour toujours. Kolkhoze (P.O.L.) écrase la rentrée de septembre 2025. On est sûr de tenir, avec ce livre, un ouvrage déjà classique, œuvre non d’un fabricant de livres comme il y en a tant de valeureux, mais d’un écrivain, ce qui est autre chose. Certes, Emmanuel Carrère n’était pas un inconnu. Il avait reçu plusieurs prix importants, Femina pour La Classe de neige, Renaudot pour Limonov. Kolkhoze est encore plus fort, plus abouti. C’est un roman familial, le roman familial d’Emmanuel Carrère, fils d’Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française (hostile à la féminisation des noms de métier, elle tenait à ce masculin), morte il y a deux ans, quelques mois avant la mort de son mari. Il semble que la disparition de ses parents ait libéré son fils, en lui permettant de tout dire sur eux. Quelle somme que cette plongée dans le passé familial, qui remonte, au-delà des parents, jusqu’aux grands-parents et au-delà ! On dirait un roman russe, tant les personnages et les événements s’y agitent dans une complexité touffue, passionnée, tumultueuse. Le grand-père était roturier géorgien (Hélène était née Zourabichvili), la grand-mère, Nathalie...

Qu’est-ce qui distingue un écrivain de quelqu’un qui écrit des livres ? La présente rentrée littéraire, à Paris, permet de répondre à cette question. Beaucoup de bons livres paraissent ; mais, passé l’époque où ils auront bénéficié des feux de la rampe automnaux, bien peu survivront. Aucun, sans doute. Un écrivain est celui dont les livres resteront des mois, des années, peut-être pour toujours. Kolkhoze (P.O.L.) écrase la rentrée de septembre 2025. On est sûr de tenir, avec ce livre, un ouvrage déjà classique, œuvre non d’un fabricant de livres comme il y en a tant de valeureux, mais d’un écrivain, ce qui est autre chose.

Certes, Emmanuel Carrère n’était pas un inconnu. Il avait reçu plusieurs prix importants, Femina pour La Classe de neige, Renaudot pour Limonov. Kolkhoze est encore plus fort, plus abouti. C’est un roman familial, le roman familial d’Emmanuel Carrère, fils d’Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française (hostile à la féminisation des noms de métier, elle tenait à ce masculin), morte il y a deux ans, quelques mois avant la mort de son mari. Il semble que la disparition de ses parents ait libéré son fils, en lui permettant de tout dire sur eux.

Quelle somme que cette plongée dans le passé familial, qui remonte, au-delà des parents, jusqu’aux grands-parents et au-delà ! On dirait un roman russe, tant les personnages et les événements s’y agitent dans une complexité touffue, passionnée, tumultueuse. Le grand-père était roturier géorgien (Hélène était née Zourabichvili), la grand-mère, Nathalie von Pelken, aristocrate russe. Hélène se disait plutôt russe que géorgienne. Ce fut une grande dame des lettres françaises, historienne de la Russie soviétique, présidant pendant un quart de siècle les destinées de l’Académie française avec un éclat qui en faisait le véritable ministre de la culture, à l’époque où celles qui étaient titulaires de ce poste n’étaient que des fonctionnaires à demi lettrées. Comme la reine Elisabeth II d’Angleterre, elle se mettait tout entière au service de sa haute fonction, faisant passer les devoirs de sa tâche avant ses intérêts personnels, ayant la religion du travail et la dévotion du travail bien fait, stoïque pendant les mois de souffrance de la maladie qui l’a emportée, et pensant qu’après une vie dédiée aux obligations écrasantes de sa charge, mourir, c’était un peu les vacances.

Son fils nous révèle les failles secrètes de celle qu’on appelait la tzarine, toujours impeccable dans ses tailleurs roses, parme, émeraude, turquoise, et avec son brushing irréprochable dès neuf heures du matin. En réalité, la mort tragique de son père l’avait meurtrie à jamais. Son mariage n’avait arrangé les choses qu’en apparence. L’histoire de son couple avec Louis Carrère d’Encausse n’a pas été celle que l’on croyait, et il y avait dans leur désunion fidèle, si l’on me pardonne cet oxymore, quelque chose qui rappelle l’histoire désolante du couple de Lev et de Sophie Tolstoï.

Mais ce n’est pas ce genre de révélations qui fait la valeur de ce livre : c’est l’art avec lequel Emmanuel Carrère dresse l’arbre généalogique de sa famille, sur fond d’histoire européenne, où défilent l’émigration russe de 1920 riche en personnages hauts en couleur, l’occupation de la France par les Allemands, la déstalinisation, la guerre de Géorgie et celle actuelle d’Ukraine. Cinq cent cinquante pages d’une prose constamment nourrie, sans une ligne de remplissage. Le portrait de Poutine est saisissant. L’écriture est classique tout en étant moderne : mélange d’objectivité, de souvenirs personnels, d’humour, de réflexions et de digressions de toutes sortes qui enrichissent le texte sans l’alourdir. On est loin des vagissements stériles de l’autofiction dont les calamiteuses déjections ne l’empêchent pas de rester à la mode : on est au cœur d’une époque, revisitée avec la passion de celui qui en a été le témoin et qui, amoureux fervent de la Russie, à moitié russe lui-même et connaissant à fond ce pays, regarde avec une attention angoissée l’abîme où il s’enfonce.

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