Dans une édition autorisée, l’artiste Ian Anüll se saisit d’une plaque gravée par Paul Klee et la marque du tampon SPECIMEN. Il ne s’agit certes pas tant pour lui de prolonger le débat classique de l’imitation et de la novation que de mettre sur un mode critique la main – et le doigt – sur le produit (commercial) qu’est l’œuvre d’art.
La (célèbre) Schweizerische Graphische Gesellschaft (SGG), en français Société suisse de gravure, est une réunion d’amateurs et de muséesfondée en 1918. Sa raison d’être est la défense et l’illustration de l’estampe (tout d’abord helvétique), puis il s’agit de gratifier ses cent vingtcinq membres chaque année – et aujourd’hui encore ! – d’une ou de plusieurs planches originales commandées, éditées et tirées (à 125 épreuves) à leur intention.Pour l’année 1928, on s’adresse à Klee (1879- 1940). Il faut bien sûr, modo helvetico, s’en expliquer d’abord devant l’assemblée générale de l’association: «Dans sa grande majorité, notre comité est d’avis que recevoir une planche de Paul Klee sera d’une valeur [je souligne] toute particulière, puisque cet artiste est un des esprits phares dans le domaine de l’art moderne. Paul Klee est en passe, par delà les frontières de l’Allemagne et de la Suisse, de capter l’admiration de milieux éclairés.» Et on ajoute prudemment: «Puisque Paul Klee, bien qu’Allemand, a grandi à Berne, dont il a fréquenté les écoles, nous sommes fondés, à tout le moins sous un angle formel, à lui attribuer une place dans notre collection.»Klee ne s’acquittera de sa tâche qu’en 1929, expliquant dans une lettre que «nous avons besoin, à côté de ce qu’on appelle notre savoir-faire, d’un moment particulièrement favorable, afin non seulement de faire un travail satisfaisant pour nous-même mais aussi de créer pour une communauté un peu plus grande quelque chose de stimulant ». Les membres de la SGG reçoivent donc comme «Jahresgabe 1928» – cadeau pas toujours bien accepté, si l’on en croit quelques réactions ! – le Rechnender Greis (Vieillard calculant), une épreuve imprimée sur japon d’une eau-forte sur cuivre aciéré (préparée par un dessin à la mine de plomb et à la plume).C’est une «simple» tête linéaire et immobile, vue à la fois de profil et de trois quarts, chauve, édentée et pourtant d’esprit enfantin, qui s’inscrit dans un réseau de stries horizontales, à la manière des portées d’une partition de musique. Les deux yeux ronds, à l’iris carré, semblent, avec l’oreille, former un chiffre (?: 500), et le pavillon en forme de S peut même suggérer un discret symbole du $. On observe qu’à la hauteur des organes vitaux où s’expriment les sens, la communication, la (com)préhension, le sentiment – cerveau, yeux, oreille, nez, bouche, mains (petits crochets tentaculaires), cœur – le flux des rayures se densifie: c’est lui qui met le «portrait» en mouvement. Klee vise-t-il ici l’obsession de l’argent ? De quoi se gratter le menton, non sans perplexité, comme le vieillard pris par et dans ses calculs.
Pour le bénéfice de la même SGG, Ian Anüll, artiste lucernois né en 1948, procède, en 1995, avec l’accord des ayants droit familiaux, à un retirage de la plaque originale de Klee conservée à la Graphische Sammlung ETH de Zurich. Les 125 épreuves, quasiment à l’identique (mais sur vélin, cette foisci), sont tout «simplement» dotées, en plein milieu, d’un label apposé au timbre humide en rouge: SPECIMEN (le verso est justifié et monogrammé IA). Et la question benoîte de jaillir: l’amateur regarde-t-il, possède-t-il une estampe de Klee ou d’Anüll (ill. p. 11) ?Ce dernier joue sur de multiples tableaux. Dans les vieilles imprimeries, l’épreuve de référence que l’on garde comme modèle pour de nouveaux tirages porte souvent ce mot de spécimen, tout comme les billets de banque ou les timbres-poste dont la valeur faciale est ainsi annulée pour écarter confusion ou mésusage. Ce tamponnage oblitère, dévalorise ce qui, mis en circulation sans cette marque, aurait de la valeur.Le «Klee spécimen» met en branle une vertigineuse suite de questions. Celles d’abord de la reproduction, de la multiplication et de la diffusion propres par essence à une œuvre imprimée. Puis les questions de la valeur (intrinsèque, esthétique, spirituelle) de l’art en tant qu’œuvre et en tant qu’objet concret d’échange économique indexé sur l’originalité; les questions du statut de l’artiste (et donc du droit d’auteur), de la propriété (à qui appartient quoi ?); les questions de l’appropriation(de Klee par Anüll), du détournement, certes subtil, du message, même latent, suggéré par Klee dans son image; enfin, les questions du pouvoir de l’artiste (est-il celui qui procède seulement à un déplacement des signes et à une transmutation de valeur[s], car si l’art ne corrige pas les choses, l’artiste, lui, les change bien.Pour ne pas se mettre longtemps martel en tête, on peut s’en tenir à voir dans l’emprunt ou la citation qu’opère Ian Anüll «simplement» de l’ironie, de la provocation, du cynisme. Mais cette intervention se passe à la fin du XXe siècle, dans une société de nantis anesthésiés, qui n’a déjà plus guère conscience d’être celle de la consommation, des mass media et de la culture triviale.L’artiste, souvent en avance sur son temps, fait œuvre polémique, dénonçant le sampling (l’échantillonnage, non exclusivement musical) et, surtout, la moderne marchandisation, laquelle, loin de signifier la mise en commun, se résume à l’annexion des biens immatériels et à leur introduction en tant que marchandises courantes dans le circuit néolibéral des marchés économiques.C’est sans doute pour éviter que Ian Anüll n’y appose l’un de ses tampons (Copy, par exemple) qu’à Bâle, acropole européenne de la culture, l’appellation Schaulager – mot-valise alliant le regard (Schauen) et le camp, le dépôt (Lager) – est placée sous la protection du sigle ® (pour Registered Trademark), comme un banal médicament. L’admirable «temple» ou mastaba érigé en 2003 sous ce nom par les architectes Herzog et Meuron comme siège et magasin de consultation des collections de la Fondation Emanuel Hoffmann hisse de la sorte un pavillon commercial (logo ci-contre). Quels artistes, quels gens de culture se sont déjà offusqués d’une telle labellisation muséale ?