UN SALON FACE AU LAC

Dans Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud raconte que de franches hallucinations lui faisaient voir « un salon au fond d’un lac ». À Morges, le Livre sur les quais se contente d’être un salon devant un lac. C’est déjà beaucoup. Et que ce salon se tienne en plein air a de quoi rassurer l’écrivain : il a l’impres-sion de pouvoir s’en évader plus aisément que d’un local fermé. S’en évader ? Pourquoi ? Mais parce que l’écri-vain, quoi qu’il fasse et quoi qu’on en fasse, reste un solitaire. S’il espère rencontrer des lecteurs, c’est par la médiation de son écriture, qui noue avec eux la relation le plus intime, mais aussi la plus impalpable et la plus dis-crète. Sauf exceptions, j’ignore qui va me lire. Je fais vibrer peut-être, par sympathie, le cœur ou l’esprit d’autrui, mais je n’ai pas à le savoir. Et si je mets au jour des parts de mon moi profond, je n’en livre pas pour autant les clés, comme on fait dans un rapport direct, d’ami-tié ou d’amour. Je n’écris pas pour quelqu’un. J’écris, et me lira qui veut. En d’autres mots, l’écrivain, lorsqu’il ren-contre physiquement ses lecteurs, risque le malentendu, parce qu’il est tout autre chose que la version à deux pattes de ses livres. Il pourrait bien en être, plutôt, les passages biffés. Il a mis dans son travail le meilleur de lui-même. L’individu qu’il est pour l’état civil ne croit pas mériter qu’on s’y arrête. Il redoute même l’intérêt qu’on lui...

Dans Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud raconte que de franches hallucinations lui faisaient voir « un salon au fond d’un lac ». À Morges, le Livre sur les quais se contente d’être un salon devant un lac. C’est déjà beaucoup. Et que ce salon se tienne en plein air a de quoi rassurer l’écrivain : il a l’impres-sion de pouvoir s’en évader plus aisément que d’un local fermé.

S’en évader ? Pourquoi ? Mais parce que l’écri-vain, quoi qu’il fasse et quoi qu’on en fasse, reste un solitaire. S’il espère rencontrer des lecteurs, c’est par la médiation de son écriture, qui noue avec eux la relation le plus intime, mais aussi la plus impalpable et la plus dis-crète. Sauf exceptions, j’ignore qui va me lire. Je fais vibrer peut-être, par sympathie, le cœur ou l’esprit d’autrui, mais je n’ai pas à le savoir. Et si je mets au jour des parts de mon moi profond, je n’en livre pas pour autant les clés, comme on fait dans un rapport direct, d’ami-tié ou d’amour. Je n’écris pas pour quelqu’un. J’écris, et me lira qui veut.

En d’autres mots, l’écrivain, lorsqu’il ren-contre physiquement ses lecteurs, risque le malentendu, parce qu’il est tout autre chose que la version à deux pattes de ses livres. Il pourrait bien en être, plutôt, les passages biffés. Il a mis dans son travail le meilleur de lui-même. L’individu qu’il est pour l’état civil ne croit pas mériter qu’on s’y arrête. Il redoute même l’intérêt qu’on lui porte.

Le Livre sur les quais, sans doute, a compris cela : il s’efforce d’apprivoiser ses ouailles, en leur ménageant des rencontres avec un public pas trop énorme, et dans des lieux choisis et rassurants : sous les arbres, face au lac ou sur le lac (au fond du lac, pas encore). Certes, ce salon morgien n’est pas dépourvu de rassemblements plus importants et de lieux plus voyants. À ce sujet, je vais faire un aveu : la première fois que je fus confronté à la vaste tente oblongue sous laquelle les auteurs sont appelés à signer leurs ouvrages, je me suis cru – qu’on me pardonne – dans une immense étable, où par une étrange in-version des rôles, de pauvres bestiaux d’écri-vains nourriraient, avec leurs ouvrages plus ou moins bien assaisonnés de dédicaces, les humains qui défilent devant eux. Mais cette hallucination peu rimbaldienne, heureuse-ment, ne dura pas.

De manière générale, le salon de Morges s’ef-force de persuader ses auteurs qu’il ne les jette pas en prison, et que le lac, les montagnes, les arbres, lui sont autant d’amis, prêts à étendre leur baume sur ses anxiétés. Nombre d’invités venus de France ne tarissent pas d’éloges devant la beauté du décor que leur offre le Livre sur les quais. Pour l’écrivain local qui pourrait, ce qu’à Dieu ne plaise, être blasé d’un tel spectacle, ces admirateurs venus d’ailleurs lui rappellent à quel point il est privilégié, et le font rougir à l’idée que ce privilège a de fortes chances d’être immérité.

L’expression « salon du livre » est héritée de ces époques lointaines où dans de vrais salons, chez des particuliers, se réunissaient des écrivains, des artistes et des savants, en comité restreint ; les invités y composaient à la fois la scène et la salle, les acteurs et le public. Aujourd’hui, une manifestation aussi considérable que celle de Genève s’appelle encore « salon », tel un magasin grande sur-face qui se qualifierait d’échoppe. Le salon de Paris, lui, s’est prudemment rebaptisé festival. Mais de son côté, le Livre sur les quais parvient à convaincre les auteurs qu’ils sont vraiment invités dans un salon (ou des salons, répartis dans un bourg à la mesure humaine, au cœur de la verdure ou sur de blancs bateaux), donc dans un cadre presque intime. C’est pourquoi ses invités, timides par essence, se laissent apprivoiser. Ils n’ont pas l’impression qu’on va piétiner leur jardin secret, saccager leur espace intérieur, où doit toujours régner le silence de l’attention pure et de la passion concentrée – tel qu’il régne-rait dans « un salon au fond d’un lac ».

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