Au moment de l’Exposition universelle de 1900, Paris prétend être «la capitale du monde civilisé». Ou comme le clament alors les guides, «la capitale mondiale des arts, des lettres et des sciences». En réalité, la France a déjà entamé son déclin économique et politique. Mais la Ville Lumière attire les artistes et les écrivains du monde entier; elle reste le creuset d’innombrables inventions scientifiques, des plus audacieuses innovations esthétiques, de toutes les avant-gardes.
Or, à la même époque, dans une tout autre partie du monde, il existe un foyer intellectuel et artistique à peine moins important: Vienne, la capitale d’un autre empire, lui aussi finissant. Comme Paris, Vienne essaie de donner le change. La ville est en pleine transformation et subit des changements pour le moins aussiprofonds que ceux que Haussmann a fait subir à Paris. Bien plus: des architectes, des urbanistes, des peintres, des musiciens, des décorateurs, des poètes rêvent de la transformer en une sorte de «Gesamtkunstwerk», en œuvre d’art totale, alors que la «Kakanie» austrohongroise est déjà au bord du gouffre. Un défi désespéré lancé à la mort, car tous ces artistes sont conscients de leur impuissance face au destin inéluctable d’une société qui semble se décomposer sous leurs yeux. Cette fin prévisible de ce «monde d’hier» évoqué dans un livre célèbre par Stefan Zweig, un autre écrivain, Hermann Broch, l’auteur des Somnambules, l’a comparée à «une apocalypse joyeuse»2. Une danse des morts ressemblant à un tableau de Breughel et qui servirait de décor à une opérette de Strauss ou de Lehár. Or, l’exposition que la Fondation Beyeler consacre à cette époque, Wien 1900: Klimt, Schiele und ihre Zeit, privilégie plutôt l’aspect «joyeux»; il l’emporte nettement sur le côté «apocalypse». Tout est beau, ou presque, comme si la beauté pouvait voiler les terreurs du gouffre.À partir de 1897, architectes, peintres, dessinateurs, illustrateurs, concepteurs de meubles, de robes ou de bijoux, se retrouvent dans les expositions successives de la Sécession, une association d’artistes présidée par Klimt et dont la devise était «À chaque siècle son art, à l’art sa liberté.» L’objectif principal de ces créateurs, qui se nommaient parfois tout simplement «Stilkünstler» (un style étant l’expression plastique d’une époque), était le renouvellement (et la démocratisation) de l’art, et ceci par un jeu souvent irrévérencieux et ironique avec la tradition (mais non la rupture totale avec elle, comme le voulaient cubistes et surréalistes).
« Nous ne connaissons pas de différence entre le grand et le petit art», proclamentils, «entre l’art des riches et celui des pauvres. L’art appartient à tous.» Cette idée est reprise dans maint texte. Ainsi en 1898, dans le périodique Die Waage (La Balance): «Dans sa pensée, la Sécession est aristocratique, dans ses effets, elle est démocratique […]. L’aristocratisation des masses, c’est cela la mission de l’art.» On ne saurait mieux exprimer les illusions de l’époque, auxquelles l’Histoire (avec une majuscule) allait bientôt apporter le plus cruel des démentis.L’ambition des artistes de la Sécession, relayés bientôt par la «Wiener Werkstätte» (atelier viennois, créé pour remettre en valeur les métiers d’art), était d’imprimer leur marque à tous les aspects, sans exclusive, de la vie humaine et de son environnement. La reconstitutiond’un Café viennois au sein de cette exposition pourrait donc faire sens, si elle réussissait à rendre une atmosphère qu’essaient également de restituer des meubles, dessinés par Josef Hoffmann ou Otto Wagner, des vitraux ou des pièces d’argenterie, conçues par Koloman Moser, des verres et des vases, formés par Otto Prutscher, des affiches, des pages de titre et des illustrations, enluminés par Josef Divéky et Carl Otto Czeschka, des éventails, ornés par Bertold Löffler, des robes, confectionnées par Kokoschka, des cadres, des poignées de porte ou de fenêtre, des papiers d’emballage, façonnés par les uns ou les autres, en vue précisément de cette œuvre d’art totale, comme voulaient l’être le Palais Stoclet à Bruxelles, l’église Am Steinhof à Vienne, voire le sanatorium Purkersdorf, dont des maquettes exposées rappellent l’importance.
La musique aussi est présente. Par exemple à travers Schönberg, qui fut d’ailleurs l’un des nombreux artistes doués dans différents domaines (comme l’étaient Wittgenstein, Kubin ou Musil). Ses portraits et autoportraits, que l’on pouvait voir l’année dernière aux «Abattoirs » de Toulouse, sont, comme ceux de Kokoschka ou de Gerstl, autant de masques, parfois même des masques mortuaires.Grâce aux quelques exemples choisis dans tous les arts et par la discrète évocation de la Vienne 1900, cette exposition, par sa conception, se situe à michemin entre celles de Jean Clair et de Serge Lemoine. Le propos de Jean Clair est celui d’un anthropologue de la culture; il ne se contente pas de confronter les chefs-d’œuvre avec d’autres chefs-d’œuvre, mais veut les restituer dans leur contexte. Celui de Serge Lemoine, en revanche, notammentdans Vienne 1900. Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka (Grand Palais, octobre 2005 – janvier 2006), était de retracer, par la seule juxtaposition des tableaux, la naissance de l’abstraction. Pari gagné, ne fût-ce que par l’extraordinaire profusion de tableaux de première importance qu’il avait réunis.En effet, jamais plus on ne reverra ensemble tous les grands Klimt: Les Trois Âges de la Vie, Danaé, Nuda Veritas, Pallas Athéné, La Musique, L’Amour, les portraits de Josef Pembaur, Josef Lewinsky, Serena Lederer Marie Henneberg, Hermine Gallia, Johanna Staude, Fritza Riedler, Adele Bloch. Trop fragiles, trop chers, trop rarement prêtés, ils n’ont pas fait le voyage de Bâle. On se consolera donc avec la superbe Judith II (Salomé), venue de Venise, avec les portraits de Rita Munk et d’Amalie Zuckerkandl, et avec une série de paysages.
La partie la mieux fournie et la plus forte de l’exposition est celle qui est dévolue à Schiele. Les murs consacrés aux paysages et aux villes– paysages d’automne, villes mortes – sontsaisissants d’expressivité. Aucune figure humaine ne vient troubler la solitude de ceslieux sans perspective. Seuls quelques voletsouverts peints avec un extraordinaire amourdu détail, des cordes à linge sur lesquelles sèchent quelques vêtements, témoignent de laprésence-absence de quelque habitant.Troublants aussi les portraits et autoportraitsde Schiele et, surtout, ses dessins érotiques.Ces derniers ne pouvaient d’ailleurs queheurter profondément et la morale et lesidées esthétiques de l’époque. Vit-on jamaiscorps plus torturés dans l’étreinte, sexes plussanguinolents, chairs plus meurtries ? La tendresse et la poésie de Klimt, son maître et ami, ont cédé la place à un expressionnisme naturaliste des plus crus et des plus désespérés. On ne peut s’empêcher de penser à Baudelaire, notant dans ses Journaux intimes: «Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la torture ou une opération chirurgicale.» Egon Schiele est mort de la grippe espagnole à vingt-huit ans, le 31 octobre 1918, trois jours après sa femme, enceinte de six mois, quelques mois après Klimt qui, comme Otto Wagner, Koloman Moser, Arnold Schönberg ou Gustav Mahler, appartenait encore à la génération précédente. On était à quelques jours de la fin d’une guerre qui scellait la fin d’un monde. L’Europe s’était suicidée.