Métamorphosée, le temps éphémère de l’exposition, en féerique boîte à bijoux, la grande nef du Musée des Arts Décoratifs, à Paris, explore les multiples facettes de la prestigieuse maison Van Cleef & Arpels. Soit plus d’un siècle de création placé sous le signe de l’élégance, de l’invention et de la virtuosité technique. Éblouissant…
Il est des maisons dont la signature résume à merveille la quintessence de l’esprit français. Soit un subtil mariage entre un savoir-faire artisanal transmis de génération en génération et un sens de la création sans cesse renouvelée. À contempler l’ample fresque mise en scène avec brio par le tandem d’architectes Patrick Jouin et Sanjit Manku, l’on ne peut qu’être saisi d’admiration devant le souffle de poésie et d’audace que distille chaque pièce sortie des ateliers Van Cleef & Arpels. Comme si la prestigieuse maison de la Place Vendôme avait su capter l’air du temps, s’en faire l’écho pour mieux le transcender. Des frénétiques et insouciantes Années folles aux fastes des Expositions universelles, des prospères années cinquante aux hédonistes années soixante-dix, la liste des bijoux «historiques» qui révolutionnèrent le monde feutré de la haute joaillerie a de quoi donner le vertige ! Et c’est tout le mérite de cette magistrale exposition, née de la collaboration étroite tissée entre Évelyne Possémé (conservatrice en chef au Musée des Arts Décoratifs) et Catherine Cariou (directrice du patrimoine chez Van Cleef & Arpels), que de dérouler par ordre chronologique les temps forts de cette épopée aux allures de saga familiale.
Car à peine l’alliance est-elle nouée, en 1906, entre Alfred Van Cleef (fils de lapidaires) et Salomon dit «Charles» Arpels, aussitôt le ton est donné: créations et boutiques se succèdent à un rythme effréné pour mieux étourdir et impressionner. Dans le sillage du 22 de la Place Vendôme, ce sont bientôt les succursales de Dinard, Nice, Deauville, Vichy, avant New York et Monaco, qui ouvrent leurs portes à une clientèle mondaine aux accents proustiens, qui trempe ses lèvres dans du champagne et arbore smoking et robes du soir de grands couturiers. Le résultat sera foudroyant !
Il faut dire que la maison Van Cleef & Arpels s’enorgueillit de faire venir les pierres les plus rares et les plus précieuses qu’elle décline en parures sensuelles et somptueuses. Les années vingt marient ainsi avec panache le goût pour l’égyptomanie ambiante (Howard Carter exhume en 1922 les trésors de la tombe de Toutankhamon) avec les séductions géométriques de l’Art déco: broches et bracelets souples se tapissent alors de fleurs de lotus, de scarabées et de sphinx tout juste échappés des fresques pharaoniques. Car là où cette autre maison prestigieuse qu’est Cartier s’inspire directement des bijoux et des sculptures, Van Cleef & Arpels préfère transposer la souplesse végétale d’une tige qui se ploie, la silhouette féminine d’une déesse à la grâce enfantine. C’est aussi, parallèlement, le triomphe de la «joaillerie blanche», dans laquelle le diamant est exalté selon mille tailles et mille facettes (en navette, en poire, en baguette, en brillant…).
Frappées par les premiers soubresauts de la crise économique, les années trente sont marquées par la naissance de ce tandem de génie formé par Renée Puissant, l’inspirée directrice artistique, et le dessinateur René Sim Lacaze, qui saura donner forme à ses rêves les plus fous. Petit miracle d’ingéniosité et d’élégance, naît ainsi la Minaudière, inspirée à Charles Arpels par Florence Jay Gould, l’épouse du richissime magnat du chemin de fer américain. Réalisée en or jaune, en laque noire ou en styptor (un alliage de métaux moins précieux), cette boîte à multiples compartiments permettant à la femme moderne d’y glisser son rouge à lèvres, son briquet et ses cigarettes, rejette d’un coup les traditionnelles pochettes du soir en tissu ou en cuir ! Non contentes d’être «pratiques», les minaudières se hissent au rang de bijoux et se parent de volutes en diamants ou de motifs végétaux laqués.
Comme pour conjurer les angoisses pesant sur une Europe en proie aux doutes et aux périls, la maison Van Cleef & Arpels redouble alors d’audace et de créativité et met au point, en 1933, ce qui deviendra sa «marque de fabrique»: le fameux «Serti Mystérieux». Inspiré des micromosaïques romaines du XIXe siècle, ce procédé révolutionnaire est un défi aux lois de la joaillerie traditionnelle. N’abolit-il pas monture et griffes apparentes pour mieux faire jouer à la surface des pièces le chatoiement des pierres et leur palette diaprée ? D’abord utilisé sur des surfaces planes ou bombées, le serti mystérieux se déclinera bientôt à foison sur des clips simples ou doubles, des bracelets ou des colliers dont la sensualité «gourmande» séduira, aux quatre coins de la planète, les clientes éprises de fantaisie et de virtuosité.
Le langage de la maison Van Cleef & Arpels est alors immédiatement reconnaissable entre tous. On y décèle cet amour immodéré pour le végétal (pivoines, anémones, camélias, marguerites s’y épanouissent à foison), cette connivence avec le monde de la mode et du textile (le fameux collier Zip revisite avec génie la trivialité d’une fermeture Éclair), cette fantaisie aux accents parfois oniriques (une nuée de fées et de sylphides hante bientôt les créations), sans oublier cette soif constante d’innovations techniques et d’expérimentations.
Ainsi, comment ne pas succomber à la «modernité» de ces bijoux Passe-partout à transformations multiples qui, au gré des humeurs, peuvent se porter aussi bien en collier qu’en bracelet ? Et comment ne pas admirer ces montres Cadenas qui, avec leur cadran vertical et leur chaîne Serpent, transcendent leur simple fonction ?
On l’aura compris… Poétique, savante et frivole tout à la fois, l’exposition du musée des Arts Décoratifs est un pur enchantement. Sous la magnifique voûte céleste constellée d’étoiles conçue par les deux architectes, les joyaux flottent en apesanteur, sous le regard bienveillant des plus prestigieuses clientes de la Maison. Car elles furent nombreuses, celles qui succombèrent à la «magie» Van Cleef & Arpels ! De Maria Callas à Liz Taylor en passant par la princesse Grace de Monaco, ces égéries résument à merveille «l’Esprit» qui souffle depuis plus d’un siècle sur cette prestigieuse maison. Comme le Songe d’une Nuit d’Été…