Voici la plus innocente des natures mortes, Poivrons rouges. Cinq piments doux sur une petite table ovale, de marbre clair, où leurs couleurs très vives se reflètent vaguement. Au premier plan, un couteau de cuisine, dont l’extrémité de la lame est teintée de rouge sang. S’agit-il du reflet du poivron orange situé juste derrière lui ? Peut-être, mais ce rouge est si intense et si violent qu’on jurerait une tache de sang. L’œuvre a perdu son innocence. Elle date de 1915, en pleine Première Guerre mondiale. Vallotton, devenu citoyen français, avait voulu s’engager mais il ne le put, du fait de son âge trop avancé. Néanmoins, il vécut cette guerre intensément et douloureusement. Dès lors, on pourrait presque imaginer que les poivrons sont des chairs humaines, torturées et sanguinolentes. Ce serait aller trop loin, mais une chose est sûre : les tableaux de ce peintre sont rarement habités par une paix sans mélange ; en outre, ils s’expriment rarement au premier degré. Leur violence, tout intérieure, en est d’autant plus grande.
La guerre ? Il l’a traitée dans plusieurs œuvres d’importance, mais on va voir de quelle manière oblique. En juin 1917, il obtint le droit d’aller sur le front, dans le cadre d’une « mission artistique » aux armées. Il visita les régions de Champagne et d’Argonne. Les tableaux qu’il peignit alors peuvent surprendre, car on n’y voit pas d’humains. L’un des plus fameux s’intitule Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz. Aux lignes droites et tranchantes qui, telles des faisceaux de projecteurs, sont braquées vers le ciel, s’opposent les rondeurs noires et blanches des nuages de gaz, tandis que le feu achève de consumer des forêts squelettiques. Cette œuvre étrange, qui semble marquée par le futurisme, est l’une de celles où Vallotton se rapproche le plus de l’abstraction. Mais ce n’est pas pour une raison superficiellement esthétique. C’est parce que le peintre estime qu’il est impossible de représenter vraiment la guerre. Dans un texte étonnant, intitulé « Art et guerre », il a cette phrase révélatrice : « La “guerre” est un phénomène strictement intérieur. » Et plus loin : « On peut dire qu’elle oppresse la pensée du monde et que tous les actes humains dans tous les ordres en sont altérés. L’air même qu’on respire dans les lignes n’est pas celui d’avant. […] Tout se mêle et tout se coudoie dans ce pandémonium, les plus beaux sentiments voisinent avec les pires. Où est le vrai dans tout cela ? Où est l’image-type ? Où est l’accent pour le peintre ? » Dès lors, si l’on représente les manifestations extérieures de la guerre, en particulier les hommes en train de tuer et de mourir, on n’en a pas atteint l’essence. Et cette essence, Vallotton tente de l’approcher par une peinture qu’on pourrait dire silencieuse, par l’expression la plus ordonnée possible d’un chaos indicible. Certes, il a aussi représenté le premier conflit mondial de manière plus conventionnelle, dans une série de gravures sur bois intitulée C’est la guerre ! Cette œuvre de 1915 montre des humains (soldats pris dans les barbelés de l’ennemi, civils en pleine orgie). Mais justement, c’était avant que le peintre n’aille sur les champs de bataille et ne conclue à l’impossibilité d’exprimer directement l’horreur du carnage.
L’approche indirecte est aussi caractéristique d’un tout autre genre de sujet : le couple. Vallotton, en 1898, réalisa une suite de gravures sur bois intitulée Intimités, puis, sur le même thème, une série de six tableaux, Intérieurs avec figures. Or ces gravures et ces tableaux racontent l’histoire d’une relation homme-femme placée sous le signe de la clandestinité, du faux-semblant, du non-dit et du mensonge. La première des xylographies a d’ailleurs pour titre Le Mensonge, lequel n’est exprimé que par la posture des personnages. Cette gravure ne sera pas reprise dans la série des tableaux, mais l’œuvre intitulée Cinq heures, qui montre, dans des tonalités rouges et roses à la fois sensuelles et étouffantes, un couple s’étreignant dans un fauteuil, signifie avec force que nous sommes dans la première phase d’un « cinq à sept » extra-conjugal. Rien n’énonce explicitement le sens du tableau, sinon son titre, lui-même allusif. La férocité de la critique sociale est d’autant plus grande qu’elle est sous-entendue. L’approche indirecte de Vallotton est ici une approche ironique, sarcastique, impitoyable. S’il est un thème que ce peintre semble traiter d’une manière qui n’a rien d’indirect, c’est bien celui des nus féminins. Il nous en a laissé un grand nombre qui souvent, de son vivant et jusqu’à nos jours, ont suscité l’incompréhension, voire la moquerie. On leur reproche leur caractère figé, froid, tristement réaliste.
Et l’on dénonce alors en Vallotton un glacial disciple d’Ingres. Le reproche n’est peut-être pas toujours infondé. Mais regardons la Baigneuse de face, fond gris, œuvre de 1908. Cette Vénus anadyomène ne trouble nullement la mer dont elle naît, qui reste lisse comme un miroir et n’a donc strictement rien de réel ; son bleu n’est là que pour répondre à l’orange pâle de l’horizon, à la grisaille du ciel. Le corps de la baigneuse ? Moitié gauche et moitié droite reçoivent ombre et lumière, différenciées de manière suffisamment fine pour qu’on ne s’en avise pas immédiatement. Bref, ce nu réaliste en apparence est soustrait à sa signification première, dévoilant un jeu subtil de teintes et de nuances, une peinture pure, au-delà de son sujet. Certes, Vallotton n’est jamais allé jusqu’à l’abstrait, même dans son Verdun. C’est que le monde lui importe trop, et la réalité humaine, qu’il peint sans complaisance, et même avec férocité, mais non sans passion de la comprendre. Il a réalisé en gravures d’innombrables portraits de ses contemporains, qui sont souvent des chefs-d’œuvre de justesse et de simplification pénétrante. C’est peut-être là que son génie est le plus manifeste. Mais il a aussi peint nombre de portraits sur toile, à commencer par celui de sa propre personne. Son Autoportrait à l’âge de vingt ans, de 1885, est déjà implacable : de trois-quarts, il se regarde et regarde le monde d’un œil terriblement désabusé pour un tout jeune homme. En outre, il se flatte si peu, physiquement et moralement, qu’il ne donne pas envie de l’aimer. Mais c’est dire aussi qu’il ne triche pas, et que ce qu’il cherche d’abord, en lui-même et dans les autres, c’est la vérité. Tel est le message de tous ses portraits, de tous ses tableaux. Message indirect, là encore, mais d’autant plus impérieux.

