VENISE EN CARTES POSTALES

Si la lente et interminable agonie de Venise commence dès le XVIIIe siècle, c’est aussi de cette époque que date le mythe d’une ville célébrée par les peintres, les écrivains et les musiciens du monde entier. Un mythe fait de stéréotypes et de clichés, dans lequel les maîtres de la veduta, Carlevarijs, Marieschi ou Bellotto ont leur part. Sans parler de Canaletto ou de Guardi, qui ont fait de la carte postale un grand art. Il est des artistes maudits qui, tel Van Gogh, n'ont jamais réussi à vendre un tableau de leur vie et qui sont célébrés aujourd’hui comme des précurseurs absolus, dont la cote bat tous les records. D’autres, au contraire, paient l’excessive célébrité dont ils ont joui de leur vivant par un oubli si profond qu’aucune rétrospective ne saurait les en arracher. Qui se souvient de la Naissance de Vénus de Cabanel, tableau acheté par Napoléon III au Salon de 1863, de préférence à l’Olympia – vilipendée – de Manet ? Mais il existe une troisième catégorie de peintres: ceux qui se sont vendus très cher dès leur époque et dont la cote s’est maintenue à un niveau élevé jusqu’à nos jours. C’est le cas d’Antonio Canal, dit Canaletto. Né à Venise, en 1696, dans la paroisse de San Lio, à deux pas du Rialto, Antonio a grandi dans une famille de décorateurs de théâtre jouissant d’une certaine aisance. Très jeune, il a participé aux côtés de son père et de son frère aîné à la confection...

Si la lente et interminable agonie de Venise commence dès le XVIIIe siècle, c’est aussi de cette époque que date le mythe d’une ville célébrée par les peintres, les écrivains et les musiciens du monde entier. Un mythe fait de stéréotypes et de clichés, dans lequel les maîtres de la veduta, Carlevarijs, Marieschi ou Bellotto ont leur part. Sans parler de Canaletto ou de Guardi, qui ont fait de la carte postale un grand art.

Il est des artistes maudits qui, tel Van Gogh, n’ont jamais réussi à vendre un tableau de leur vie et qui sont célébrés aujourd’hui comme des précurseurs absolus, dont la cote bat tous les records. D’autres, au contraire, paient l’excessive célébrité dont ils ont joui de leur vivant par un oubli si profond qu’aucune rétrospective ne saurait les en arracher. Qui se souvient de la Naissance de Vénus de Cabanel, tableau acheté par Napoléon III au Salon de 1863, de préférence à l’Olympia – vilipendée – de Manet ? Mais il existe une troisième catégorie de peintres: ceux qui se sont vendus très cher dès leur époque et dont la cote s’est maintenue à un niveau élevé jusqu’à nos jours. C’est le cas d’Antonio Canal, dit Canaletto.

Né à Venise, en 1696, dans la paroisse de San Lio, à deux pas du Rialto, Antonio a grandi dans une famille de décorateurs de théâtre jouissant d’une certaine aisance. Très jeune, il a participé aux côtés de son père et de son frère aîné à la confection des décors pour les opéras de Vivaldi, de Fortunato Chelleri et de Pollarolo, représentés au Théâtre Sant’Angelo ou au Théâtre San Cassiano de sa ville natale. La réputation de la famille lui a valu d’être invitée au Théâtre Italien du Haymarket à Londres. Lors de séjours à Rome, les Canale (Bernardo, Christoforo et Antonio) réalisent les décors pour des opéra d’Alessandro Scarlatti.

C’est à Rome qu’Antonio découvre la peinture du védutiste Giovanni Paolo Pannini qui devient son professeur. De retour à Venise, en 1722, il se lance avec un succès immédiat et durable dans ses vues des canaux, des palais et des églises de la Sérénissime, créant, en vingt ans, près de neuf cents œuvres, dont la popularité auprès des touristes européens du Grand Tour ne se démentit pas. À quarante ans, Canaletto est non seulement un peintre célèbre mais aussi un peintre cher. Sa notoriété et sa cote sont attestées par de nombreux voyageurs, ainsi par le Président Charles de Brosses qui note, dès 1739, dans ses Lettres familières: « Pour le Canaletto, son métier est de peindre des vues de Venise; en ce genre il surpasse tout ce qu’il y a jamais eu. Sa manière est claire, gaie, vive, perspective et d’un détail admirable. Les Anglais ont si bien gâté cet ouvrier, en lui offrant de ses tableaux trois fois plus qu’il n’en demande, qu’il n’est plus possible de faire marché avec lui.»

En effet, la clientèle de Canaletto était essentiellement anglaise. Le mécénat vénitien – l’État, l’Église et les vieilles familles aristocratiques – était en déclin, comme la ville elle-même. Les dernières victoires contre les Turcs avaient été remportées, en 1686 et 1687, par Francesco Morosoni défendant pendant vingt-trois ans la ville de Candie, en Crète, et reprenant le Péloponnèse, Corinthe et Athènes. C’est alors qu’un coup de mortier détruisit partiellement le Parthénon, utilisé par les Turcs comme poudrière. Et si, en 1716, la Sérénissime réussit – grâce au maréchal Schulenburg – à soutenir le siège de Corfou, elle devra abandonner toutes ses conquêtes des trente années précédentes lors de la paix de Passarowitz (1718). La ville, désormais, ne jouera plus de rôle dans la politique européenne, son commerce déclinera toujours davantage et elle vivra repliée sur elle-même, sur les richesses de son passé.

Ce ne sont plus les Véronèse ou les Tintoret, qui glorifient Venise au travers des importantes commandes passées par l’Église et par l’État; c’est désormais Giambattista Tiepolo qui orne de ses fresques les somptueux palais des familles des nouveaux riches récemment anoblis, tant à Venise même que dans la campagne vénitienne. La peinture italienne se fait décorative, avant de disparaître totalement. Il faudra attendre les futuristes pour la voir renaître.

Quant à Canaletto, son agent est un Anglais, Joseph Smith, homme d’affaires et diplomate, qui avait fait ses études à la Westminster School avant de s’établir à Venise au tout début du XVIIIe siècle. Il avait fait fortune en important de la viande et du poisson, d’où ses démêlés avec la corporation des Salumieri. Il était en contact avec tous les artistes et tous les érudits de l’époque et amassait, dans son palais du Grand Canal proche de l’église dei Santi Apostoli, une énorme collection, non seulement de tableaux, de dessins et de gravures, mais aussi de pierres précieuses, de manuscrits et de livres. En 1744, il fut nommé consul britannique, charge qu’il occupa une vingtaine d’années et qui le mit en rapport avec la cour d’Angleterre et de nombreux collectionneurs à travers toute l’Europe.

Smith était curieux de tout, faisait commerce de tout: livres rares, ouvrages interdits par la censure, manuscrits, tableaux. Il travaillait aussi comme impresario (sa première femme était la soprano Catherine Tofts) et s’occupait notamment du célèbre castrat Farinelli lors de ses concerts à Venise. Mais il fut surtout le marchand de Canaletto dont les vedute intéressaient moins les amateurs italiens que les étrangers. Aussi plaça-t-il la plus grande partie de sa production auprès des collectionneurs anglais désireux de garder un souvenir de leur Grand Tour. Pour ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des tableaux, il en fit tirer des gravures par Antonio Visentini ou demanda à Canaletto lui-même de travailler à l’eau-forte. D’où le recueil des trente-et-une Vedute, altre prese da i Luoghi altre ideate, tantôt prises sur les lieux, tantôt inventées, car il contient les premiers «caprices»; il est dédié à «Giuseppe Smith». En 1762, Smith réussit à vendre sa propre collection, ainsi que sa bibliothèque au jeune George III pour 20’000 livres, une somme considérable pour l’époque.

On ne s’étonnera donc pas que beaucoup des tableaux exposés, tant au Musée Maillol qu’au Musée Jacquemart-André , proviennent de collections particulières anglaises. Grâce à l’excellent catalogue d’Annalisa Scarpa, qui signe également un petit volume de la collection «Découvertes» sur Venise au temps de Canaletto, nous pouvons suivre le cheminement de la plupart des œuvres à partir du moment de leur commande. Ainsi, il n’est pas sans intérêt d’apprendre que L’Entrée du Grand Canal vue de la Piazzetta et La Riva degli Schiavoni et le Palazzo Ducale exécutés en 1730, forment une paire destinée à Samuel Hill, membre influent de la Chambre des Communes. Après un premier voyage en Italie à vingt ans, en 1712, il y était retourné une fois marié à la richissime fille du comte de Chesterfield, cette fois-ci pour revenir avec des œuvres de Piazzetta, de Rosalba Carriera, de Titien, de Mario Ricci et de Canaletto.

Grâce à l’utilisation de la «camera oscura», Canaletto et ses contemporains ont poussé à l’extrême l’illusionnisme de la perspective. Ce procédé a sans doute contribué au succès de ces tableaux destinés à raviver les souvenirs des voyageurs. Mais ce sont les reflets sur l’eau, la lumière translucide du ciel vénitien au-dessus de la lagune, le halo mystérieux des nuages qui en assurent la poésie.

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