VERMEER LE SILENCE ET LE FRUIT MÛR

L’Astronome, 1668
Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cm
Musée du Louvre, Paris
Département des Peintures 
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) /
Franck Raux
L’Astronome, 1668 Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cm Musée du Louvre, Paris Département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux
Le Louvre célèbre la scène de genre hollandaise du Siècle d’or. L’occasion de découvrir un tiers de l’œuvre de son plus grand et plus beau représentant, Vermeer. L’Astronome, 1668Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cmMusée du Louvre, ParisDépartement des Peintures© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) /Franck Raux Vermeer, si célèbre aujourd’hui, l’était infiniment moins du temps de Proust, qui contribua à le faire rayonner, ou plutôt à le montrer rayonnant très haut dans le ciel de l’art. On se souvient que Swann étudiait l’art du « Sphinx delftois ». On se souvient également de cette mort narrée dans La Prisonnière, celle de Bergotte, le grand écrivain de la Recherche, qui succomba après avoir scruté la Vue de Delft : « Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.” Il se répétait : “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.” Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : “C’est une simple indigestion que m’ont donnée des pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien.” Un...

Le Louvre célèbre la scène de genre hollandaise du Siècle d’or. L’occasion de découvrir un tiers de l’œuvre de son plus grand et plus beau représentant, Vermeer.

L’Astronome, 1668 Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cm Musée du Louvre, Paris Département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux
L’Astronome, 1668
Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cm
Musée du Louvre, Paris
Département des Peintures
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) /
Franck Raux

Vermeer, si célèbre aujourd’hui, l’était infiniment moins du temps de Proust, qui contribua à le faire rayonner, ou plutôt à le montrer rayonnant très haut dans le ciel de l’art. On se souvient que Swann étudiait l’art du « Sphinx delftois ». On se souvient également de cette mort narrée dans La Prisonnière, celle de Bergotte, le grand écrivain de la Recherche, qui succomba après avoir scruté la Vue de Delft : « Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition.” Il se répétait : “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.” Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : “C’est une simple indigestion que m’ont donnée des pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien.” Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? ». Ce mélange de sublime et de prosaïsme, que nous donne à voir toute naissance et toute fin humaine,  caractérise l’univers proustien mais encore cette peinture de genre hollandaise dont la trentaine de tableaux créés par Vermeer, peintre ô combien attentif et d’abord aux réalisations de ses confrères, constitue assurément le sommet. On ne pourra pas contempler la Vue de Delft dans l’exposition qui a lieu ce printemps au Louvre (où la foule seule provoquera peut-être quelques syncopes), ni la Jeune fille à la perle, deux toiles restées dans leur musée de La Haye ; mais douze autres Vermeer vous y attendent, tous susceptibles, suivant les lois stendhaliennes cette fois, d’engendrer un ou deux évanouissements. Pourtant, on pense encore au texte de Proust au début du parcours qui nous  est proposé, où l’on découvre deux balances : celle que tient une femme dans le tableau de Vermeer aujourd’hui conservé à Washington, et celle que tient une femme dans le tableau de Pieter de Hooch aujourd’hui conservé à Berlin. On mesure, en considérant ces deux œuvres, et la proximité des deux peintres et l’écart existant entre eux, pour ne pas dire : l’abîme, la frontière nébuleuse qui sépare le grand artiste du génie. Tout ici et là s’avère comparable, composition ou sujet, costume ou lumière, et tout chez Vermeer se révèle néanmoins irréductible. On dirait que la toile de celui-ci est à la fois plus lointaine que celle de son aîné, en tant qu’un tableau doit être une fenêtre ouverte sur le monde et sur un ailleurs, une illusion et une évasion ; et plus proche en tant que tout tableau doit être aussi un bel objet, une nourriture saisie hic et nunc (plat comme la belle peinture, disait Degas). Vermeer rêve davantage et s’offre davantage, reculant et avançant, produit plus de fantasmes et offre plus de fruits que ses contemporains. Cette confrontation initiale, dont Vermeer sort vainqueur, introduit le propos de l’exposition. Il ne s’agit pas tant, comprenons-nous, d’attirer le public à l’aide d’un nom fameux et de deux ou trois chefs-d’œuvre, et de le forcer ensuite à regarder de grands peintres de moindre envergure, que de souligner, en replongeant le maître dans le flux délectable de la création, la rareté et la densité, non seulement de toute œuvre de Vermeer, mais de tout son œuvre.

Si bien que cette phrase, entendue au milieu d’une fébrilité contenue par des cimaises faites de fragments de silence – où l’application et la préciosité des peintres correspondent à l’application des êtres représentés et à la préciosité des objets maniés ou posés –, « Je cherche les Vermeer ! », peut apparaître juste. Chaque section de l’exposition, joliment organisée autour de quelques thèmes domestiques comme « missives amoureuses », « aphrodisiaques » ou « cordes sensibles », devient le lieu possible d’une reconnaissance : comme Jésus ressuscité devant Cléophas et son compagnon, sur la route d’Emmaüs, Vermeer se révèle ici ou là, par exemple au côté d’un Caspar Netscher. Du maître de Delft, on admire la Jeune fille au collier de perles de Berlin, où trois clous se profilent de telle manière, si loin et si près, qu’on ne les oubliera pas ; auparavant, on avait goûté la Lettre de Dublin et son grand rideau vert, et ce regard jeté dehors, et cette résistance qu’on imagine : celle du papier ralentissant le jeu de la plume et avec lui le cours d’une pensée charmée ; non loin, c’était la Lettre interrompue de Washington – cette dame s’est-elle arrêtée pour nous ? – devant laquelle on s’interroge heureux : comment faire scintiller autant, comment faire poudroyer autant ? On avance entre des parois et des niches, grises et prune. À main gauche voici la Joueuse de luth de New-York, de Vermeer évidemment, à en juger d’abord par l’agglomérat vivant qui lui fait face. Cette tête un peu inquiète, un peu inquiétante, doit accorder son instrument pour un duo à venir. Le mauvais état de l’œuvre (regardez sa partie inférieure) ne suffit guère pour expliquer ce je-ne-sais-quoi morbide qu’on y sent, – histoire de nous rappeler l’ambivalence du calme. Au bout de la même cimaise, en face d’une jolie scène où l’on taquine le coquet (c’est Le Cavalier endormi de Jacob Ochtervelt), on détaillera passionnément la Jeune femme assise au virginal de Londres et la Jeune femme assise au virginal de New York, par lesquelles notre peintre génial semble dire : viens, viens, viens.

La dernière salle, où nous introduisent les fameuses Pantoufles de Samuel van Hoogstraten, offre un bouquet final, en trois temps. On lit à main droite : « Là où Gerard Dou, son prédécesseur en la matière, figurait un érudit empruntant encore beaucoup à l’alchimiste, entre pittoresque et quête vaine, Vermeer montre un Moderne. C’est la lumière de la raison qui éclaire les scènes. », à quoi correspond le bel accrochage voisin : le Géographe de Francfort et l’Astronome du Louvre, de Vermeer, encadrés par deux petits astronomes méditant à la chandelle, imaginés par Gerard Dou. On ne saurait mieux donner à voir l’émergence de l’esprit scientifique, admirablement étudiée par Gaston Bachelard. Au centre de la pièce travaillent deux des plus belles héroïnes de Vermeer, la Dentellière du Louvre et la Laitière d’Amsterdam en qui l’on se gardera de voir, pour l’une : un personnage de Balzac, pour l’autre : une créature de Baudelaire ; ni ouvrière ni tentatrice, plutôt une jeune fille de condition occupée et une Vertu nourrissante. On savoure la silhouette sculpturale de la seconde, fille de la pierre et du lait, dont la ligne tombe et bondit doucement du chef à l’ourlet. La première appelle ces vers de Paul Valéry, pensés au Sud, mais qui serviraient si bien de légende à l’univers serein, ténu, infiniment raffiné de Vermeer : « Patience, patience, / Patience dans l’azur ! / Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr ! ». L’exposition s’achève avec l’Allégorie de la foi catholique conservée à New York (Vermeer s’était converti au catholicisme au moment de se marier, ce qui nous invite à considérer la première des œuvres que nous avons contemplées ici, La femme à la balance, à l’arrière-plan de laquelle se voit une image du Jugement dernier, comme faisant référence au salut obtenu notamment par… les œuvres) ; on repart en rêvant à cette sphère de verre suspendue par un ruban bleu au-dessus de cette figure qui tient le monde à ses pieds, sous l’espèce d’un globe terrestre : cet orbe transparent qui représente le ciel est aussi fascinant et fragile, presque aussi déroutant et gracile que l’œuf qui, à un fil près, flotterait dans la Sacra conversazione de Piero della Francesca aujourd’hui à Milan. Mais se fendront-ils ? Qui peut le dire ?

 

BENOÎT DAUVERGNE

N. B. : Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, au Louvre jusqu’au 22 mai 2017

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