La Fondation Beyeler de Bâle est le premier musée suisse à consacrer une rétrospective à l’icône de l’art mondiale : la japonaise Yayoi Kusama, née en 1929 à Matsumoto. L’exposition voyagera ensuite à Cologne et à Amsterdam.
Trois cents œuvres sont venues du Japon et de collections privées et pu-bliques de l’Europe entière pour faire le portrait de l’une des artistes les plus cotées du moment, forte de son statut de block-buster, objet de nombreuses rétrospectives à tra-vers le monde – mais aussi d’une création chargée en symbolique, mûrie durant soixante-dix lon-gues années. Les organisateurs de l’exposition ont eu pour dessein d’aller au-delà des quelques cli-chés qui ont débordé le monde de l’art et atteint, par le biais de la commercialisation de son travail, un très grand public : l’allure juvénile insolite de l’artiste affublée d’une coupe au carré rouge vif, les citrouilles aux allures de ballons dégonflés ou les myriades de pois colorés ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. Peinture, sculp-ture, installation, environnement immersif, dessin, performance, collage, mode, littérature, films…Kusama n’a que faire des catégories, elle les explose. Transdisciplinaire et protéiforme, son approche de l’art est celle d’un geste de création radical, insolent voire provocateur dans son message, ludique et naïf dans sa forme où le cri du cœur affleure sans cesse la surface. Usant de deux stratégies obsessionnelles, la répétition et l’accumulation, Kusama ne cesse de tourner en boucle autour de l’essentiel : la vie, la mort.
À l’orée de battre des records de longévité dans le monde de l’art, l’artiste de quatre-vingt quinze ans reste liée indubitablement à sa part d’en-fance. Le terreau de celle-ci nourrit l’ensemble de sa création. Née dans une famille aisée, de pa-rents propriétaires d’une pépinière, elle grandit à Matsumoto dans la région de Nagano, au cœur des Alpes japonaises. Cette nature à la fois sau-vage et cultivée est omniprésente dans ces débuts de vie. La vie organique des plantes et des fleurs qui l’entourent au quotidien la fascine, elle ob-serve grâce à des croquis l’anatomie des plantes, les cycles de vie et leur déclin. Ses premières œuvres, telle « Earth of accumulation » (1950) où elle ré-utilise des sacs de semis en toile de jute et peint dessus des paysages de champs à l’abandon où poussent miraculeusement des fleurs, témoignent de cet attachement viscéral au biologique. La nature est belle chez Yayoi Kusama : des graines poussent des fleurs. Plus tard, à la fin de la décen-nie soixante-dix, des motifs très précis – fleurs ou papillons – viennent peupler ses toiles. C’est une nature porteuse d’espoir, de renaissance qui en-dosse une ampleur symbolique dans cette après-guerre japonaise où les traces et cicatrices dans le paysage du pays et dans les esprits des habitants sont pléthore. La Seconde Guerre mondiale, ja-lon déterminant dans l’enfance de Kusama, est sy-nonyme de noirceur. Mobilisée en 1944 avec ses camarades d’école pour coudre les parachutes de l’armée japonaise, privée d’école, la jeune fille in-tériorise l’angoisse de la guerre et témoignera plus tard avec ces mots : « mon adolescence vécue dans les volets fermés, surtout à cause de la guerre. Dans mes rêves et j’en avais peu, je voyais rare-ment la lumière du jour. »
Parmi les motifs tirés de la nature, celui de la ci-trouille occupe une place particulière depuis le dé-but des années quatre-vingts. Sa fascination pour le cucurbitacé revient là encore à une expérience enfantine où accompagnant son grand-père dans les champs de fleurs, elle tomba nez à nez avec une citrouille qui parlait qu’elle appréhenda comme vivante. En langue japonaise, le terme de citrouille ou de tête de citrouille se réfère à un un homme idiot et repoussant. L’artiste, elle, met au centre de son univers biologique-cosmique ce légume auquel elle s’attache et le répète à l’envi dans des formats, matières ou contextes différents, faisant son portrait en deux dimensions, le sculptant ou le transformant en ballon gonflable comme dans l’installation The Hope of the Polka Dots Buried in Infinity Will Eternally Cover the Universe créée en 2025 pour l’exposition itinérante.
On ne peut évoquer Yayoi Kusama sans mention-ner les hallucinations visuelles et auditives qui ont déjà dominé son enfance à partir de l’âge de six ans – ses premières œuvres d’art naissent de ces expériences déstabilisantes et se heurtent dès le départ à l’incompréhension et à l’interdit de sa famille, en particulier de la figure maternelle. L’emprise de la maladie psychique, rythmée par des périodes de stabilité suivies par des rechutes et des séjours en hôpital psychiatrique, est en toile de fond dans toutes les œuvres. Dans les dernières années, notamment sa série « My eternal Soul » (à partir de 2009, qui compte près de neuf cents œuvres) a souvent été regardée à la loupe de l’out-sider art, de l’art brut, par les critiques et les psy-chiatres. Nombreux sont les derniers qui se sont penchés sur l’« expression de génie » de la patiente schizophrénique Kusama. « Si je voulais déve-lopper et m’ouvrir le chemin vers l’art, rester au Japon était hors de question », a-t-elle témoigné. « Mes parents, la maison, la terre, les contraintes, les conventions, les préjugés étaient trop présents pour un art comme le mien – un art qui fait la bataille aux frontières de la vie et de la mort, qui questionne qui nous sommes et ce que signifie vivre-ensemble et mourir – ce pays est trop pe-tit, trop servile, trop féodal et trop dédaigneux des femmes. Mon art avait besoin d’une liberté plus illimitée et d’un monde plus large ». Le départ de l’artiste pour les États-Unis en 1957, pour Seattle puis New York, est donc un autre point de rup-ture de sa biographie. Elle restera près de quinze ans dans la ville américaine (1958-1973), aspirera à appartenir à l’avant-garde artistique de l’époque, jettera les bases expérimentales se sa création, se fera un nom.
Du biologique-cosmique, thème fondateur de l’œuvre de Kusama, découle son obsession pour celui de l’infini. Son motif de l’« infinity net » (ré-seau infini) est directement lié à des motifs orga-niques qu’elle a puisés dans l’étude de la nature : sur des toiles de grand format où elle applique un fond de couleur et parsème des points noirs en rangs serrés. En 1958, la première toile consti-tuée de ces réseaux de petits points naît à New York et se nomme « Pacific Ocean ». Les points, qui deviendront par la suite des pois, se répètent à l’infini. Elle-même expliquera ces œuvres de la manière suivante : « des petites formes coulent les unes dans les autres, grossissent et diminuent en taille dans un rythme ondulant » et encore : « tous les points sont égaux. Il n’y a pas un point qui est meilleur qu’un autre. » (1971) Bientôt les points constituent des réseaux, des lignes, des structures qui pourraient rappeler par moment les tableaux pointillistes de certaines tribus indigènes des ter-ritoires aborigènes d’Australie. L’usage de la pein-ture acrylique aux tons vifs, presque criards, à la li-mite du fluorescent donnent une forme presque naïve, joyeuse et colorée. Une ode à la vie pour une artiste qui ne cache ni son obsession de la mort, ni la noirceur de ses pensées.
Répétition à l’infini d’un motif : Yayoi Kusama expérimente d’autres dimensions encore avec des environnements à base de miroirs, véritables pa-lais des glaces. Depuis 1965 et la première instal-lation à l’échelle d’une pièce créée à New York à la Castellane Gallery, Yayoi Kusama a créé une ving taine « d’Infinity Mirror ». La forme évoluera se-lon de nombreuses variantes utilisant par exemple des installations multimédia à la fin de la décennie quatre-vingt-dix ou des ampoules lumineuses. En 1993, à la Biennale de Venise, la « Mirror room » (Pumpkin) associe son motif fétiche à l’environ-nement tandis qu’à la Fondation Beyeler, avec « Infinity Mirrored Room » – « Illusion Inside the Heart », le visiteur découvre à l’intérieur d’une structure métallique installée dans le parc, un environnement de miroirs d’où surgissent et où semblent flotter des centaines de points colorés et lumineux. Un dispositif de petites ouvertures aux filtres colorés qui fonctionne grâce à la lumière du jour en constitue la base. Prenant, elle aussi, place à l’extérieur dans la pièce d’eau de la Fondation Beyeler, une deuxième installation présentée à Bâle et intitulée « Narcissus Garden » est une reprise de l’œuvre de 1966 exposée au pavillon italien de la Biennale de Venise : l’accumulation de mille cinq cents boules chromées grossièrement dissémi-nées joue avec le mythe de Narcisse et l’idée de la contemplation-réflexion. Au même titre que face au miroir, « un objet qui détruit tout, inclut moi-même et les autres », selon Yayoi Kusama, le visi-teur peut alors expérimenter, guidé par l’artiste, le « rien » dans sa forme la plus parfaite.


















