La grande nuit de l’âme

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Aux deux extrémités du XIXe siècle se trouvent Goethe et Beethoven (décisif dans la vocation de Wagner) d’une part, Wagner et Nietzsche, de l’autre. Le heurt final de ces derniers nous place au cœur des enjeux du siècle. Leur maître fut Schopenhauer. Wagner découvrit en 1854 Le Monde comme volonté et représentation, Nietzsche, en 1865 et Freud, plus tard, grand lecteur lui aussi de Schopenhauer. Ce qui a cheminé au long du siècle depuis la nuit romantique a conduit à la découverte de l’Inconscient. Schopenhauer distinguait un monde des phénomènes et un en-soi du monde, une essence des choses que nous pouvons concevoir comme une « volonté », « une impulsion aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps ». Cette volonté est un vouloir-vivre. Mais que la vie humaine soit souffrance et même la forme la plus douloureuse de la vie, a conduit Schopenhauer sur la voie de la résignation bouddhique, de la négation du vouloir-vivre, de « l’extinction ». Or, en 1854, deux ans après avoir achevé d’écrire son poème de L’Anneau du Nibelung, Wagner sort bouleversé de sa lecture de Schopenhauer. Il comprenait enfin son Wotan, dont le tragique tient à ce qu’il veut son déclin : « Nous devons apprendre à mourir ; la crainte de la fin est la source de toute absence d’amour et ne naît que là où pâlit déjà l’amour (Lettre à Röckel, 1854). Sa passion...

Aux deux extrémités du XIXe siècle se trouvent Goethe et Beethoven (décisif dans la vocation de Wagner) d’une part, Wagner et Nietzsche, de l’autre. Le heurt final de ces derniers nous place au cœur des enjeux du siècle. Leur maître fut Schopenhauer. Wagner découvrit en 1854 Le Monde comme volonté et représentation, Nietzsche, en 1865 et Freud, plus tard, grand lecteur lui aussi de Schopenhauer. Ce qui a cheminé au long du siècle depuis la nuit romantique a conduit à la découverte de l’Inconscient. Schopenhauer distinguait un monde des phénomènes et un en-soi du monde, une essence des choses que nous pouvons concevoir comme une « volonté », « une impulsion aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps ». Cette volonté est un vouloir-vivre. Mais que la vie humaine soit souffrance et même la forme la plus douloureuse de la vie, a conduit Schopenhauer sur la voie de la résignation bouddhique, de la négation du vouloir-vivre, de « l’extinction ».

Or, en 1854, deux ans après avoir achevé d’écrire son poème de L’Anneau du Nibelung, Wagner sort bouleversé de sa lecture de Schopenhauer. Il comprenait enfin son Wotan, dont le tragique tient à ce qu’il veut son déclin : « Nous devons apprendre à mourir ; la crainte de la fin est la source de toute absence d’amour et ne naît que là où pâlit déjà l’amour (Lettre à Röckel, 1854). Sa passion pour Mathilde Wesendonck, à Zurich, lui inspire en 1857 son poème de Tristan et Isolde. Le lien tissé entre l’amour et la mort est porté à l’incandescence dans la mort des amants désirée jusqu’à l’extase. Ainsi Wagner résout-il le problème que lui posait Schopenhauer : « Sa négation finale de la volonté, écrit-il à Liszt, est d’une épouvantable tristesse, mais peut seule mener à la rédemption », et la rédemption s’accomplit par l’amour, un thème depuis longtemps cher à son cœur, à lire le Hollandais volant (1843), Tannhaüser (1845) et Lohengrin (1850). Le premier « désire la mort pour mettre fin à ses souffrances : or, cette délivrance, le Hollandais peut l’obtenir par l’intermédiaire d’une femme qui se sacrifie par amour pour lui. Le désir de la mort le mène ainsi à la recherche de cette femme ; mais ce n’est plus la Pénélope de l’Odyssée, gardienne du foyer, et prise depuis longtemps pour épouse ; c’est la femme, mais encore absente, désirée, pressentie, infiniment féminine – pour tout dire en un mot : la femme de l’avenir. » (Une communication à mes amis, 1851). La rédemption signe en se redoublant les ultimes paroles de Parsifal, le dernier drame wagnérien (1882) : Erlösung dem Erlöser ! (Rédemption pour le Rédempteur !)

Nietzsche ne s’est pas fait faute de décocher là-dessus ses sarcasmes, en jouant sur les mots : Erlösung vom Erlöser ! (Non plus : Au Sauveur d’être sauvé, mais : Sauvons-nous du Sauveur ! Le Cas Wagner). « Son opéra est l’opéra de la Rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu’un qui veut être sauvé ». Et de relire ainsi l’histoire de L’Anneau : Siegfried « renverse irrévérencieusement toutes les anciennes divinités. Mais sa principale entreprise vise à émanciper la femme – « à sauver Brünnhilde ». Siegfried et Brünnhilde ; le sacrement de l’amour libre ; l’avènement de l’âge d’or ; le crépuscule des dieux de l’ancienne morale – le mal est aboli… ». Longtemps le « vaisseau » de Wagner suivit cette route, mais il fit naufrage sur un récif : Schopenhauer. « Wagner resta immobilisé sur une conception du monde contraire à la sienne », mais il fit de cet écueil le but du voyage « et il traduisit L’Anneau en schopenhauérien. Tout va à sa perte, le nouveau monde est aussi mauvais que l’ancien : le Néant, cette Circé hindoue, nous fait de l’œil…». Nietzsche dénonce ainsi « le pessimisme du XIXe siècle » : Wagner, Schopenhauer « ils nient la vie, ils la calomnient, et par là ils sont mes antipodes » (Nietzsche contre Wagner).

Il avait pourtant de son propre aveu interprété la musique de Wagner « comme l’expression d’une puissance dionysiaque de l’âme », il avait cru « entendre en elle le tremblement de terre qui donne enfin jour à une force primordiale de tout temps refoulée ». Car la musique « ne trompe pas et va droit au fond de l’âme chercher le chagrin qui nous dévore » (Stendhal). Son rôle, pour Wagner, est de créer les états d’esprit que le poète doit éveiller en nous : la mélodie devait être « l’expression la plus sensible d’un sentiment lui-même explicite dans le discours ». La primauté qu’il donne à l’orchestre en cassant les barrières traditionnelles de la musique d’opéra permet à la symphonie de se répandre, de condenser en elle le drame et de déboucher sur lui « comme une nappe sonore où la matière musicale du drame vit de la même vie intense et souterraine que nos pensées et nos rêves dans notre inconscient » (Jean Matter, Wagner l’enchanteur). Or, c’est dans la philosophie de Schopenhauer que Wagner trouvait l’assise théorique de son projet antérieur d’un drame musical hérité du modèle tragique grec comme art total : « La musique est une objectivation et une image aussi immédiate de toute la Volonté que l’est le monde lui-même. La musique n’est pas comme les autres arts une image des Idées, mais elle est l’image de la Volonté. C’est pourquoi son effet est plus puissant et pénétrant que celui des autres arts, car eux ne parlent que de l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être » (Le Monde… , III, § 52).

La « Volonté », contre la « Représentation », c’est charger l’affectif, l’instinct, le corps, l’inconscient d’un poids de vérité et de force plus décisif que la conscience, la raison et les idées. Sur ce principe, Nietzsche est resté fidèle à Schopenhauer : « Grâce à la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes » (Par delà bien et mal, § 106), elle est l’art de la volonté et des affects. Il partage la même conception du malheur tragique de l’homme : vivre, c’est souffrir, car c’est désirer, et la réalité contrevient au désir, ouvrant une irrémédiable blessure dans le vivant. Mais le monde sensible est le seul réel, et c’est en quoi Nietzsche fait rupture : il choisit de « dire oui », d’acquiescer à la réalité de la vie, de ce qui est, indivisiblement, par-delà bien et mal, et qui ne relève d’aucun sens, d’aucune rédemption, d’aucune attente de fin du monde ni d’un quelconque autre monde. Il n’y a pas de vie éternelle, mais seulement le retour éternel de la vie. Le dionysiaque est pour Nietzsche le nom de cette joie sensuelle prise au monde sensible. Ainsi dresse-t-il Dionysos contre le Crucifié. Comment dès lors accepter Parsifal ? Mais Nietzsche sait au fond combien il est affectivement apparenté de près à Wagner : en luttant contre Wagner, il lutte contre lui-même. Avait-il pressenti dans son rejet de Bayreuth la « grande messe des foules » à venir et le danger de l’œuvre de séduction quand elle s’accomplit en faveur de la mort ?

S’il est permis de ressaisir le cours du XIXe siècle dans la perspective d’une longue quête souterraine de l’Inconscient auquel Freud donna son concept, l’art de Wagner agit comme un révélateur et la parenté profonde entre Nietzsche et Wagner en montre les enjeux pour le meilleur et pour le pire. Le drame wagnérien a visé à juste titre « le purement humain », il en a dégagé par l’analyse des mythes (saluée par Claude Lévi-Strauss) la structure inconsciente dont sa musique n’a eu de cesse d’en communiquer l’émotion. Il est remarquable que Georg Groddeck ait fait de L’Anneau son « manuel de psychanalyse », allant avec cette belle audace des premiers psychanalystes droit au cœur des choses, à Siegfried et à la scène décisive avec Brünnhilde :

« Ce n’est pas la bien-aimée que découvre Siegfried, c’est la mère … J’ai vu, bien avant d’avoir la moindre notion de psychanalyse, ce qui forme le contenu le plus profond de notre connaissance de l’inconscient : l’amour passionné entre la mère et le fils, et le sort terrible qui s’attache à cette passion. Ce qu’avec Freud, qui l’a découvert, on appelle le complexe d’Œdipe, m’est apparu dans toute sa clarté » (La maladie, l’art et le symbole).

Nietzsche avait relevé que la naissance de Siegfried était déjà « une déclaration de guerre à la morale – il est venu au monde par l’adultère et l’inceste » (Le Cas Wagner). Or, ajoutait-il, « ce n’est nullement la légende, c’est Wagner qui a inventé ce coup radical ». Mais ce fut un trait de génie, qui redécouvrait la structure des contes médiévaux, ceux du Bel Inconnu dont relève Perceval, et le scénario du « fils de la sœur » : poser pour le héros en préalable à l’inceste entre mère et fils un autre inceste entre frère et sœur ou entre père et fille (comme dans la légende de saint Alban) fait de cette dernière, selon le schéma osiriaque, à la fois la mère, la sœur et l’épouse de l’élu, condensant en une seule figure d’amour « les trois femmes du destin » (voir nos Variations sur l’amour et le Graal, Droz, 2012). La structure révélerait ainsi les liens inconscients qui se nouent entre Wotan, Brünnhilde, Siegfried, clef de voûte de l’édifice, auquel cas il ne fallait assurément rien de moins qu’un mur de feu et un philtre d’oubli pour aller là-contre.

Mais le clivage entre Nietzsche et Wagner ouvre une nouvelle page de l’histoire de l’Inconscient. Le complexe d’Œdipe n’est pas tout et Nietzsche, « une nova aussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres » (Jacques Lacan) annonçait « un au-delà de l’Œdipe ». L’accent porte chez lui, à l’encontre de toute dimension du sens, sur ce qui justement ne fait pas sens, le réel des pulsions, le jeu conflictuel de forces plurielles, de tous les affects et volontés du « moi » dans l’affirmation dionysiaque de la vie. Le signe d’un tel renversement des valeurs nous est donné dans Par-delà bien et mal, § 16-17 (Patrick Wotling, La Philosophie de l’esprit libre, Flammarion, 2008) : ni le « Je pense » cartésien, ni le « Je veux » schopenhauerien ne résistent à la critique nietzschéenne de la notion de sujet. Es denkt, « ça pense », propose-t-il à condition de ne pas supposer par là que « quelque chose pense ». Le passif latin cogitatur substitué au cogito nous débarrasserait bien mieux que ce petit « ça » de « l’honnête et antique je ». Saurons-nous l’entendre au-delà de Wagner ?

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