LE PARIS RUSSE DE CHANEL
Tout passe mais tout perdure, dans les esprits imaginatifs et obstinés… Ainsi en est-il de la Russie des Tsars ou de cette exposition que la Maison Chanel organisa au début de l’été, au Grand Palais, pour y présenter sa seconde collection annuelle de Haute Joaillerie consacrée précisément, cette fois, à ce « monde dans le monde », à ce pays que d’aucuns appellent (la chose est un peu exagérée quantitativement) le « quart du globe ». Hormis Venise, qu’on peut toujours considérer comme une République autonome, en faisant fi de Napoléon qui la donna aux Autrichiens, aucun pays n’occupe une place plus importante dans l’univers de Coco : elle flirta avec un Romanov, sa meilleure amie, l’amie la plus inspirante en tout cas, Misia Sert, était née à Saint-Pétersbourg ; elle paya les funérailles de Serge Diaghilev, enterré à Venise sur l’île de San-Michele, dans la section orthodoxe où le rejoignit plus tard celui qui fut la
Au premier acte de l’opéra de Tchaïkovski, où l’on rêve d’amour au milieu des champs de blé…
grande passion russe de Mademoiselle (ami ou petit-ami ?), Igor Stravinski ; ajoutons que son « nez », Ernest Beaux, qui créa pour elle, entre autres chefs-d’œuvres olfactifs, le N°5, était né à Moscou d’un père fournisseur de bonnes odeurs à la cour impériale. On raconte que l’une des sources d’inspiration d’un autre parfum inventé par Beaux pour la maison de couture de la rue Cambon, Bois des Îles, est à chercher, paradoxalement, sur les bords de la Neva : dans La Dame de pique de Tchaïkovski. Mais c’est à une autre grande composition de ce dernier, Eugène Onéguine, que me fit songer cette collection dévoilée en juillet par la Maison Chanel, les pièces elles-mêmes bien sûr, mais également la manière dont elles étaient présentées pour quelques jours seulement, comme dans les coulisses inspirantes (à l’accès forcément restreint) d’une sorte de grand théâtre oublié. Au premier acte de l’opéra de Tchaïkovski, où l’on rêve d’amour au milieu des champs de blé, où l’on entonne vigoureusement les chansons de toujours, correspondrait cette partie de la collection pleine de motifs folkloriques, « tressés » à l’aide de pierres aux couleurs à la fois vives et très douces ; ce premier acte correspondrait aussi à ce kokochnik, fabriqué dans les ateliers de Chanel, place Vendôme, qui bouge et se transforme en collier (car l’opéra continue…). Au deuxième acte, celui du duel des deux amis, j’associai ces pièces couvertes de diamants où se cachent des aigles impériaux à deux têtes : ainsi ce sol où l’on se bat, face à face, impérieusement, est-il lui aussi couvert de neige étincelante (dans certaines mises en scène d’Eugène Onéguine en tout cas).
Enfin, pour à notre tour entrer dans la danse au dernier acte, quand éclate l’inoubliable polonaise – avant l’entrée irrésistible de la mélancolie –, quoi de mieux que ces pièces inspirées du passionnant faste curial ? Ce collier de treize rangs de perles, par exemple, au milieu duquel semble accrochée une vasque où flotteraient, pris dans de la glace, un ou deux camélias ; ou cette plaque diamantée d’où tombe un cabochon vert, à porter – comme Mademoiselle porte elle-même une broche, un autre insigne, sur une publicité célébrant ses parfums réalisée en 1937 – au-dessus d’une ceinture nouée, sur le flanc : ne serait-ce pas là l’insigne de grand-croix de l’Ordre du Beau ?
PS :
L’icône qu’on voit posée sur la cheminée, sur cette photographie de 1937, est un cadeau d’Igor.