L’influence du Japon sur l’œuvre d’Édouard Vuillard est subtile, mais profonde et libératrice.
La découverte de l’art japonais fut une révélation pour plusieurs artistes majeurs du tournant du vingtième siècle, notamment Van Gogh, Monet, Bonnard, Whistler ou Manet. Le critique Claude RogerMarx, en 1891, comparait l’influence nippone sur l’art occidental à «l’action exercée par l’Antiquité au temps de la Renaissance». Voilà qui n’est pas rien. Certes, le choc de cette découverte ne fut sans doute pas aussi violent que le séisme des « arts premiers», survenu peu après. Mais il ne fut pas moins libérateur. Comment les artistes occidentaux réagirent-ils aux œuvres japonaises? D’abord en les copiant. Le peintre qui l’a fait le plus scrupuleusement fut sans doute Van Gogh, dont les Pruniers en fleurs, par exemple, sont un double soigneux d’une des Cent vues d’Edo de Hiroshige. Copie conforme si l’on veut, mais où le peintre néerlandais ne put s’empêcher de renforcer les contrastes et l’intensité des couleurs. Une deuxième manière de rendre hommage à l’estampe japonaise, ce sont les délicieuses Trentesix vues de la Tour Eiffel d’Henri Rivière (1854- 1951), inspirées des Trente-six vues du Mont Fuji de Hokusaï. Il s’agit alors de retrouver ou d’imiter la technique des estampes, et d’évoquer ainsi leur univers poétique. Une troisième approche sera celle d’un James Whistler, qui, sans bouleverser son propre style, introduit des éléments japonais, tels des paravents, en fond de tableau, comme il fit pour son Caprice en violet et or. De même, Claude Monet peint La Japonaise, c’est-à-dire sa femme vêtue d’un kimono.
Il est une quatrième voie, plus subtile mais peutêtre plus radicale, d’intégrer la vision japonaise à l’œuvre européenne. Et c’est la voie que choisit Édouard Vuillard (1868-1940). Comme beaucoup de ses confrères, ce peintre détient un certain nombre d’œuvres nippones et les apprécie vivement, notant dans son journal qu’il mène un «travail de réflexion sur les estampes japonaises d’Hiroshige», et qu’il considère les Japonais comme «les premiers décorateurs du monde». À l’Exposition universelle de 1900, il admire une troupe japonaise qui transforme les estampes en tableaux vivants, et qui achève de l’enthousiasmer. Mais il ne va pas japoniser de manière ostentatoire ou superficielle. Sauf exceptions (par exemple La Porte entrebâillée, qui copie ou plutôt interprète une estampe de Kunisada), son japonisme se cache dans la structure profonde du tableau, dans son traitement des volumes, dans son rejet discret mais décidé de la perspective occidentale.
Claude Monet disait, à propos de l’art des estampes : «Ce que nous avons surtout apprécié, c’est la façon hardie de couper les sujets: ces genslà nous ont appris à composer différemment, cela est hors de doute.» Vuillard, à coup sûr, va « composer différemment», et renoncer à la perspective classique pour adopter, sans crier gare, la «théorie des trois vues», d’origine chinoise, et reprise dans les estampes japonaises: contre-plongée, plongée et vision horizontale se combinent librement, permettant de proposer plusieurs points de vue différents dans un même tableau. En outre, Vuillard adopte à maintes reprises le format du kakémono, rouleau suspendu, de soie ou de papier, plus haut que large, qui se prête à la lecture verticale. Il réalise ainsi des panneaux intitulés Les rues de Paris, expressions d’une grande liberté dans l’organisation de l’espace. L’exposition de L’Hermitage met en parallèle une estampe de Kunisada, Femme se coiffant, un miroir à la main et une huile de Vuillard intitulée Femme de profil au chapeau vert. On est certes très loin de la copie. Mais la ressemblance est dans les aplats de couleur, le fond uni, l’absence de perspective linéaire. Le tableau de Vuillard n’a rien de japonais, en somme, sinon la simplification, l’épuration des formes. Dans une lithographie comme L’Avenue, outre le recours à la contre-plongée, c’est encore l’usage des aplats de couleurs, mais aussi la hiérarchie paradoxale des motifs qui trahissent la marque du Japon. Comme il arrive notamment chez Hiroshige, le spectateur a l’impression que le cœur de l’œuvre est un vide, ou tout au moins une surface nue, et l’œil échoue à se reposer sur une figure qui ferait office de centre ou de pivot. Mais il éprouve le bonheur que procure un heureux hasard, un instant pris au vol. Si l’on observe distraitement Le salon des Natanson, peut-être n’y verra-t-on qu’une peinture intimiste dont le centre lumineux est une petite lampe en forme de fleur. Mais à l’examiner de plus près, on est saisi par l’audace de son cadrage: deux des personnages sur trois sont coupés par les limites du tableau; le troisième est une tache noire. La plante verte, à gauche, est amputée comme les corps des humains. L’on ignore si la paroi du salon s’interrompt avec la toile ou se poursuit plus haut. Tout cela donne l’impression qu’une caméra balaie horizontalement la pièce et s’arrête au hasard. Or on trouve le même morcellement impitoyable et tranquille des gens et des choses dans mainte estampe japonaise, comme la Courtisane dans un intérieur, de Kunisada. Oui, vraiment, Vuillard a fait sienne «la façon hardie de couper les sujets» dont parlait Claude Monet. De même, l’art de donner la première place à ce qui pourrait sembler secondaire: dans Grand-mère et enfant, la courtepointe, l’encadrement du lit, la tapisserie de la paroi sont à l’évidence les personnages principaux. Viennent ensuite les vêtements de la grand-mère, et ceux de l’enfant. Là encore, Vuillard rejoint les Japonais dont les œuvres donnent souvent aux personnages un rôle effacé, le paysage dans lequel ils évoluent ayant la primauté. L’étonnant, c’est qu’avec tout cela, il se dégage de Grand-mère et enfant une impression de douce humanité, comme si les éléments du décor, qui semblaient d’abord dédaigner les humains, les respectaient au contraire, et les environnaient de leur chaleur. Cette humanité intense, à la mesure même de sa discrétion, c’est la singularité de Vuillard, et sa façon d’être japonais tout en restant lui-même.