Croisements de regards sur la foire bâloise. Rendez-vous majeur des professionnels de l’art contemporain, Art Basel rassemble une concentration exceptionnelle de galeries internationales, présente un état du marché et voit passer des dizaines de milliers de visiteurs en six jours.
Inventée à la fin des années 1960, la première foire d’art contemporain naît à Cologne. Forte de son succès après trois éditions seulement, cet événement donnera envie à d’autres de se lancer dans pareille aventure. Preuves en sont les nombreux événements similaires qui remplissent aujourd’hui la carte du monde et les agendas des professionnels de l’art. Suivant l’exemple de l’Allemagne, Daniel Gervis a eu l’idée de tenter la même expérience à Nice. Toutefois, le vivier de collectionneurs a beau se trouver principalement dans le sud du pays, l’hôtellerie de la région étant déjà saturée par le tourisme, l’événement ne prendra pas. Gervis en parle tout de même à son ami suisse, Ernst Beyeler. C’est ainsi qu’en 1970, Art Basel voit le jour, avec une organisation certes encore balbutiante, mais déjà festive, autour de 90 stands dont 25 suisses. Quarante-cinq ans plus tard, Art Basel est devenu un événement capital du marché, preuve en est la concentration des plus grandes galeries internationales. En 2013, la foire a drainé 304 galeries de 39 pays, soit 4 000 artistes représentés, pour 86 000 visiteurs et l’an dernier, le record de fréquentation a été battu avec 92 000 visiteurs toujours sur 6 jours d’ouverture.
Dans la ville rhénane, le monde de l’art se rencontre ainsi le temps d’une petite semaine dans les white cubes éphémères et les couloirs en moquette. Les grands collectionneurs – François Pinault, Roman Abramovitch – y croisent les célébrités du showbiz d’outre-Atlantique – Brad Pitt, Leonardo di Caprio, Kanye West –, tout comme les étudiants des écoles d’art, les collectionneurs plus modestes, les amateurs, les curieux, les artistes d’ici et d’ailleurs, les conservateurs ou les galeristes des quatre coins du monde. Le paysage mi-professionnel mi-amateur d’art grouille, non seulement sur les stands alignés sur des milliers de mètres carrés, mais également partout en ville. Des rendez-vous sont pris dans les cafés, des rencontres sont organisées dans les musées. Une activité effrénée qui n’en perturbe pas moins la ville alignée le long du Rhin majestueux. Tour d’horizon sur les attentes de tout ce petit monde.
Les directeurs des écoles d’art en Suisse encouragent tous leurs étudiants à se rendre à Bâle lors de la foire qui est « un bon terrain d’exploration pour les jeunes, même si ceux-ci se montrent souvent un peu agacés par le côté très commercial de l’événement », comme l’explique Sibylle Omlin, directrice de l’Ecav. Elle poursuit : « Dans tous les cas, une visite des Swiss Art Awards, mais également de la Liste – foire parallèle des galeries émergentes (ndlr) – s’impose. » C’est aussi l’avis de Michele Robecchi, critique d’art et éditeur aux Éditions Phaidon à Londres : la Liste est pour lui l’une des foires satellites qui vaut toujours le détour.
Du côté des professionnels, d’une manière générale dans les foires commerciales, les critiques d’art ou les éditeurs, les curateurs ou les historiens de l’art (peu importe leur rôle précis), sont « invisibles » pour ainsi dire. « Ce qui, en soi, n’est pas une mauvaise chose », pour reprendre les termes de l’éditeur anglais. Il poursuit : « Cela donne l’occasion de regarder l’art sur une scène et d’observer ce qui se passe entre les artistes et les galeries. Art Basel est renommée pour son standing de qualité et toutes les personnes engagées dans l’événement y mènent un travail remarquable. » Par ailleurs, le contexte de cette foire est incontestablement, pour les professionnels du milieu, une occasion idéale de rencontrer ceux avec lesquels ils travaillent toute l’année, mais qu’ils ne voient pas souvent, le temps manquant, les échanges épistolaires électroniques donnant le change mais palliant imparfaitement les distances trop importantes. Cet avantage ne se retrouve pas (pas encore ?) dans les antennes de la foire d’Art Basel, montées ces dernières années à Miami et à Hong Kong. Et Michele Robecchi d’insister encore sur la nécessité de rencontrer des personnes dans la ville suisse alémanique : « Passer quelques jours à Bâle influence considérablement l’orientation de mon travail. C’est très rare que j’en reparte sans avoir le sentiment d’avoir accompli quelque-chose de déterminant pour la suite d’un ou de plusieurs projets. » Le confort de cette foire tient aussi à la petite taille de la ville qui l’organise. Le public peut en effet explorer nombre d’événements parallèles dans le domaine de l’art, à commencer par les foires off – comme La Liste, mentionnée plus haut, mais également Volta, Scope, la foire du design et les autres – ou les musées comme la fondation Beyeler. Ces derniers présentent des expositions de qualité, leurs horaires sont prolongés; le public se retrouve ainsi à parler d’art, dans et hors de la foire, mais souvent autour d’une œuvre, avec un artiste, un collectionneur, un galeriste. Néanmoins il reste vrai que dans la foire, on peut voir des œuvres que l’on retrouvera peu ou pas dans les collections publiques. Comme le relève Christine Macel, conservatrice en chef du Centre Pompidou, dans la préface du catalogue des collections du musée, il y a eu une véritable envolée des prix après 1990, et jusqu’à aujourd’hui : « Derrière Warhol et Jean-Michel Basquiat, les artistes Damien Hirst, Jeff Koons ou encore Richard Prince font figure de grands gagnants des récentes ventes, tandis que les peintres Peter Doig, Martin Kippenberger, Gerhard Richter et Christopher Wool tiennent également le haut du pavé. » La plupart d’entre eux ne figurent pas dans le catalogue de l’institution parisienne, parce qu’elle ne peut tout simplement pas les acheter : trop chers.
Enfin, à côté des professionnels, il y a le grand public qui souhaite profiter de cette effervescence artistique hautement médiatisée. Mais, il lui est plus « difficile d’y trouver sa place », pour reprendre l’avis d’un visiteur. Comme beaucoup le relèvent, à l’opposé de ce qui se passe dans les musées évoqués ci-dessus, le public est coupé des œuvres, aucun dispositif de médiation n’est mis en place pour comprendre ce qui s’y passe. Ce qui n’est pas propre à Art Basel, mais à toutes les foires. Les professionnels y furètent sans peine, le grand public surfe sur la proposition quasi « boulimique » offerte en si peu de temps. Il lui reste le plaisir de flâner sur deux étages et celui de goûter la densité du moment, sans avoir à acheter. De toute manière, les collectionneurs VIP sont déjà passés lors de la journée « preview », pour faire leur marché dans des conditions d’exclusivité. Invitation en poche bien sûr. Et il paraît même que François Pinault parviendrait à faire sa visite et ses achats avant même la « preview »… Et puis, dans la foire, il y a divers lieux qui se veulent autant d’expériences différentes; ainsi l’espace réservé aux pièces monumentales proposées par les galeries, Art Unlimited, que met en scène le curateur Gianni Jetzer et qui oblige à lever le regard au-dessus des cimaises et se mesurer à toujours plus grand. Plus discret, mais essentiel, le stand de la galerie Écart au sein même de la foire, apporte un brin d’oxygène et permet de considérer les choses sous un autre angle, avec toute « l’élégante ironie de son galeriste-artiste (John M Armleder, ndlr) », raconte cette ancienne assistante d’un collectionneur privé. L’an dernier l’art de la performance s’offrait une scène d’une qualité inattendue dans 14 Rooms. Enfin, dans tous les cas, un bon moyen de commencer la visite, consiste à passer un peu de temps au Swiss Art Awards, haut lieu de remise des distinctions aux artistes prometteurs en Helvétie, dont l’histoire est autrement plus longue que celle de la foire, puisqu’il fut créé en 1899. Rappelons cette évidence : sans les artistes il n’y a pas d’art et, partant, pas de foire. Et l’on aurait tort de trop tergiverser sur le sujet de la foire elle-même, comme le pense l’artiste anglais Andrew Bick, représenté par une galerie bâloise, car « la vente d’œuvres est une récompense indéniable pour le travail ». Et il continue : « Faisant fi des tensions inhérentes à toute foire, j’aime m’y perdre, certes pas trop souvent, mais avec le sentiment d’être arrivé comme un peu par hasard dans une discothèque. »
Alors qu’il y avait quatre foires majeures dans les années 1970, cinquante dans les années 1980, on en dénombre plus de deux cents aujourd’hui. Mais il convient de ne pas oublier que, comme toutes ses consœurs, Art Basel représente non pas le monde de l’art, mais le marché de l’art.
Karine Tissot