Le duo d’artistes Arotin & Serghei s’est produit les 4 et 5 novembre à Riehen dans l’écrin de la Fondation Beyeler avec une performance-lumière, accompagnant les pianistes Mikhail Rudy et Ian Pace pour jouer Prométhée d’Alexandre Scriabine. Autrement dit l’une des plus grandes pièces modernes opérant la fusion des sens.
L’intérêt porté aux relations entre musique et arts visuels dans les installations d’Arotin & Serghei renoue avec l’idée romantique d’un art total, éveillant tous les sens. Si la musique fut, dans l’histoire de l’art, un essor de l’abstraction dès les années 1910, de nombreux artistes ont cherché par la suite à convertir des images en sons et inversément, par des procédés plus ou moins complexes, allant de l’écriture directe des sons sur la piste sonore, la photographie des ondes électriques produites par des oscilloscopes cathodiques – pensons aux travaux de Ben Laposky dans les années 1950 – ou des environnements vidéos interactifs. « Pourquoi est-ce que je comprends mieux le musicien que le peintre ? Pourquoi vois-je mieux en lui le principe vivant d’abstraction » ?écrivait Vincent Van Gogh à son frère Théo en 1888. Peut-être parce que « l’art, c’est ce qui rend comparable entre elles la peinture ou la poésie, l’architecture ou la danse », pour reprendre les termes du philosophe Étienne Souriau.
Ainsi Arotin & Serghei cherchent à prolonger le rêve d’une œuvre d’art totale prônée par le musicien Richard Wagner qui refusait la séparation arbitraire des arts pour un retour à l’unité originelle de la création, une œuvre intégrale appelant tous les sens. Comme l’assénait Kasimir Malevitch – auquel les deux artistes Arotin & Serghei font référence avec leur pièce White Screen, forme de blanc absolu obtenu par aveuglement, qui rend hommage à la fameuse peinture de l’Ukrainien Carré noir sur fond blanc – : « Nos ateliers ne peignent plus de tableaux, ils bâtissent les formes de la vie ; ce ne seront plus les tableaux mais les projets qui deviendront des créatures vivantes. »
Les matériaux traditionnels longtemps employés dans l’art font alors place à de nouveaux matériaux constamment renouvelés par notre société. Quitter la peinture, sortir du cadre pour rejoindre d’autres matières, d’autres espaces et rapprocher ainsi l’art et la vie de ses composantes. Fixée dans un nouvel élan depuis le XXe siècle, la lumière, comparée à un son, devient l’objet principal de nombreuses œuvres. Son mouvement dessine, avec grâce et précision, de précieux graphismes, détachés sur un fond sombre, ce qui valorise leur éclat. N’était-ce pas Moholy-Nagy, l’un des chefs de fil du Bauhaus en Allemagne qui avait annoncé que « la plupart des œuvres visuelles du futur vont incomber au peintre de la lumière. […] Il aura le savoir scientifique du physicien et le savoir-faire technologique de l’ingénieur, couplés à son imagination, à son intuition créatrice et à l’intensité de ses émotions » ?
Au sous-sol de la Fondation Beyeler, en novembre dernier, étaient disposés cinq projecteurs, deux pianos à queue et deux écrans d’ordinateurs. Le tout réuni dans la pénombre afin que la puissance de la pièce de Scriabine entre en résonance durant une vingtaine de minutes avec un imposant programme visuel projeté sur trois parois contiguës. Elaborée en direct par Arotin & Serghei, cette projection répondait aux pianos emballés dans un rythme effréné et s’appuyait sur la partition singulière de Scriabine. Pianiste et compositeur russe, ce dernier avait en effet imaginé entre 1908 et 1910 Prométhée ou le Poème du feu pour grand orchestre, piano, orgue, chœur mixte et clavier à lumières. Sa partition avait la particularité de contenir une portée – dominant tous les autres instruments – nommée Luce pour clavier à lumières. De fait, la partition exige un accompagnement de projections colorées devant être diffusé au rythme de l’évolution musicale. Il s’agirait là du premier « son et lumière » de l’Histoire. S’inspirant du spectre lumineux, Scriabine avait arrêté un schéma de rapports entre sons et couleurs obéissant à ses expériences synesthésiques et se fondant sur un système d’équivalence « harmonie-couleur ». Un siècle plus tard, Arotin & Serghei proposait ainsi une transcription hautement colorée du Poème du feu en développant une composition cinétique : une cible pour point de départ, un jeu de symétrie, des couleurs vives, parfois acides. Puis, par contamination, la progression animée d’une abstraction gigantesque faite de séquences fluides, de géométries et de la silhouette flottante d’un piano aplani en monochrome. Le regard est invité à se disperser au gré des formes et des couleurs qui se rencontrent, se superposent et s’éparpillent. Une lecture se renouvelle de cette manière, dépendant du mouvement de la composition et du rythme proposé. Immobile, debout, en marchant ou assis, le corps du visiteur doit s’abandonner aux vibrations lumineuses continues. Profitant d’une approche sensible, sensorielle pour une immersion totale, où il perd ses repères, où il se rend uniquement disponible aux sens.
Face aux projections du duo austro-russe connues pour leur monumentalité, les visiteurs sont toujours conviés à vivre des expériences uniques. À titre d’exemple, l’installation Infinite Screen présentée durant un mois au Kunsthistorisches Museum de Vienne s’étirait sur quelque mille deux cents mètres carrés de la façade principale du bâtiment. Loin d’être un simple divertissement coloré tel qu’on l’observe actuellement dans de nombreuses propositions un peu partout dans le monde, l’installation vidéo s’appuyait sur les collections du musée et jouait avec les images de plusieurs tableaux et objets. La projection visuelle et sonore se déroulait cinq heures d’affilée, de nuit – dans un processus permanent de rapprochement et d’éloignement extrêmes – en s’appuyant principalement sur La Tour de Babel, le tableau le plus célèbre de l’institution, réalisé par Pieter Bruegel l’Ancien. À l’instar des virages infinis de cette tour, « nous souhaitions créer un développement continu qui dépasse toute mesure dans le temps comme dans l’espace ». Le temps est indiqué par des sonorités ; chaque morceau créant une accélération dense, se situant « bien en deçà de la naissance et de la mort », pour se rapprocher de la notion de « l’infini ».
Parce qu’ils se développent dans la durée, parce qu’ils échappent au regard frontal porté sur les œuvres accrochées fermement aux cimaises des musées, leurs dispositifs donnent l’illusion que les tableaux sélectionnés évoluent de façon mélodieuse dans l’espace, comme une musique. « En créant des tableaux-objets qui perdurent dans le temps, nous créons des symboles, des objets de réflexion, qui accumulent et densifient le temps ». Arotin & Serghei souhaitent faire vivre ainsi une émotion forte au regardeur et insistent sur l’« énergie » qui s’échange entre leur travail et le public et sur la dimension méditative qui caractérise leurs pièces, pour « un espace onirique de la libre pensée ».
Comme l’expliquait Arnold Schönberg : « […], cela doit être simplement regardé, ressenti. Absolument pas pensé. Couleurs, bruits, lumières, sons, mouvements, regards, gestes – en bref, les moyens qui constituent le matériau de la scène – doivent être liés les uns avec les autres de façon variée. Rien de plus. Si les tons, quel que soit l’ordre donné dans lequel ils se présentent, peuvent provoquer des sentiments, alors couleurs, gestes, mouvements, doivent aussi en être capables. Même s’ils n’ont aucune signification pour l’entendement. Car la musique n’en a pas non plus !! »
Karine Tissot