Pour le centenaire de la naissance de l’éditeur genevois le Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire de Genève présente : « Gérald Cramer et ses artistes : Chagall, Miró, Moore. » Un splendide voyage au cœur de la création où l’amitié est toujours au rendez-vous.
Impossible pour Gérald Cramer de travailler autrement que dans l’amitié. Le Cabinet des arts graphiques le démontre avec brio dès l’entrée de l’exposition. Sur un écran géant défile ses amis : Henri Matisse, Georges Braque, Pablo Picasso, Juan Miró, Alberto Giacometti , Paul Eluard, Marc Chagall, Henry Moore, Alexander Calder etc. On comprend tout de suite la relation intime que Cramer entretient avec ces géants du vingtième siècle. Dans la première salle, les cartes de vœux de Braque, oiseaux bleu, noir ou rouge voisinent avec un livre dédicacé par Henri Matisse, un tableau de Miró offert pour ses soixante ans, un exemplaire de « Sable mouvant » de Pierre Reverdy cadeau de Picasso. Les dix aquatintes qui illustrent celui-ci empruntent le thème du peintre et son modèle. Picasso l’a dédicacé à son ami Gérald Cramer, le 22 juillet 1967, orné d’une tête d’homme barbu. L’éditeur lui rend visite pour la première fois en 1945 rue des Grands-Augustins avec l’idée de lui acheter un tableau et une gouache sur papier. Picasso est d’accord mais il faut bien fixer un prix. Alors Pablo dit à Gérald en l’attrapant par la manche de son veston : « Qu’est-ce que ça vaut un costume comme ça en Suisse ? » Gérald répond :« deux cents francs » et Pablo de rétorquer : « alors ce sera dix costumes. » À partir de cette date, une amitié est née. Combien de fois, Gérald qui possède une maison à Grasse, se rendra à la Californie à Cannes, puis à Notre- Dame- de- Vie à Mougins chez Pablo et Jacqueline Picasso avec sa femme Ynès, leurs deux enfants Tania et Patrick, et plus tard avec les jumeaux de Tania , Eric et Henry.
Rien ne prédestinait Gérald Cramer né le 22 juin 1916 à Genève, dans une famille de banquiers à devenir l’un des plus grands éditeurs d’art de son époque, si ce n’est que ses ancêtres Gabriel et Philibert Cramer ont été ceux de Voltaire.
Après des études de droit, il peine à trouver sa vocation : « J’ai perdu mon père à l’âge de vingt ans et je n’avais pas beaucoup de direction dans ma vie. »
En 1940, en pleine mobilisation dans l’armée suisse, Gérald tombe gravement malade avec le sentiment qu’il ne va jamais s’en sortir. Pendant son interminable convalescence pour tuer le temps, il s’initie à la reliure artistique. Il dévore tout ce qui lui tombe sous la main. De passage à Zurich, à l’automne 1942, il pousse la porte de la grande librairie Elsässer et ne trouve pas ce qu’il cherche. Le propriétaire, Giovanni Rodio, séduit par ce jeune érudit lui propose d’emblée le département du livre français. Très vite, cet apprentissage permet à Gérald de rencontrer la poignée de personnes qui compte alors dans le domaine des livres rares en Suisse. Notamment le libraire genevois William Kündig, qui le prend comme expert à ses côtés. En 1942, Gérald se marie à Gwatt sur les bords du lac de Thoune, avec Ynès von Bonstetten. Issue d’une grande famille patricienne bernoise, et apparentée par sa mère Betty Lambert à celle des Rothschild. Ynès a 19 ans, un chic fou et elle est extrêmement cultivée. De retour à Genève en 1943, le couple s ‘installe dans un appartement de la rue Adhémar- Fabri. C’est là que Gérald débute à son compte son métier d’éditeur et de libraire. Il envoie à ses clients des listes polycopiées d’ouvrages qu’il propose. Ses bibliophiles se nomment déjà Tristan Tzara, Henri Matisse, Georges Braque et aussi Picasso qui, un jour, lui renvoie sa liste en cochant tout accompagné d’un dessin. En 1952, Cramer présente dans sa nouvelle galerie du 13, rue de Chantepoulet, « de Degas à Giacometti » eaux -fortes, sculptures, dessins et lithographies. Le critique du Journal de Genève écrit : « Un autre bronze de Maillol, une « Baigneuse » riche de sève nous fait sentir par comparaison tout ce qu’il y a d’artificiel dans la figure étirée de Giacometti…les lithos de Matisse sont molles, la sculpture érotique de Miró nous impose un sexe béant, comme un bâillement, quant aux mobiles et aux stabiles de Calder, petits morceaux de métal découpés et pliés, je ne sais trop qu’en penser. »
Qu’importe Gérald aime et défend ses artistes envers et contre tout. Non seulement, il les aide financièrement, donne des idées, mais leur laisse une totale liberté, un temps indéfini pour aller jusqu’au bout de leur travail. Comme en témoigne « À Toute Epreuve », sa plus exaltante aventure éditoriale. Gérald Cramer a eu un coup de cœur en lisant les poèmes d’Eluard écrits après sa rupture avec Gala partie vivre avec Dali. Gérald dit à Eluard qu’il souhaite en faire un livre illustré. Ce dernier, enthousiaste, lui conseille de demander à son ami Miró. Réponse du peintre le 19 mars 1947 : « Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 8 mars, avec la brochure d’Eluard et dois vous dire avec quel enthousiasme je vais l’illustrer… » Gérald et Miró se retrouvent à Barcelone, et Cramer lui montre des bois de Gauguin ayant servi pour son œuvre gravée. Miró décide alors d’adopter la xylographie.
Le commissaire de l’exposition, Christian Rümelin , entraîne le visiteur au cœur de la création de cet ouvrage extraordinaire. On peut admirer les bois matrices dont s’est servi le peintre, et découvrir toutes les illustrations pas moins de quatre -vingts alors qu’une quarantaine était prévue au départ. Miró va tout d’abord vivre l’atmosphère du livre, s’imprégner de ce couple Gala Eluard divisé, déchiré, pour trouver dit- il : « des images solitude. » À chaque page les couleurs de Miró éclatent comme des soleils, c’est un feu sacré, un véritable acte d’amour. « À Toute Epreuve » sera imprimé en 1958 chez Lacourière et Frélaut à Paris. Quel éditeur aujourd’hui serait ainsi à l’écoute d’un artiste, attendrait dix ans la naissance d’un livre, sans montrer le moindre signe d’impatience juste pour atteindre la perfection absolue !
Gérald Cramer a écrit un jour que Miró n’aurait pas été Miró sans sa femme Pilar. On peut dire la même chose pour Gérald, avec Ynès , ils formaient un merveilleux « team ».
En 1958, Chagall et son épouse Vava séjournent quinze jours à la Closeraie, la demeure des Cramer à Mies. Le chêne majestueux du parc inspire Chagall qui dessine un couple d’amoureux au pied de l’arbre. Le peintre est fasciné par un paravent de Pierre Bonnard représentant des nourrices avec enfants place de la Concorde à Paris, qui se trouve dans le salon et date de 1899. Cramer lui suggère d’en réaliser un aussi. Et Chagall va se mettre au travail et l’offrir à ses hôtes.
Les deux paravents sont d’ailleurs exposés dos à dos entourés des poèmes de Chagall illustrés par lui-même ainsi que de ses monotypes. C’est Ynès qui souffle l’idée à Chagall pour ses Psaumes de David : ajouter de l’aquatinte dans le fond de ses gravures en noir et blanc, avant que Gérald ne les publie en 1979.
L’exposition s’achève avec le sculpteur Henry Moore avec lequel comme avec Miró, Gérald aimait tant faire du bateau. Ses gravures animalières se déclinent autour d’un crâne d’éléphant que des amis lui avaient ramené du Kenya. « On n’ a pas osé emprunter le modèle original pour des questions de douane explique Christian Rümelin. Le crâne de « Miss Djeck », une éléphante exhibée puis abattue dans les Bastions à Genève en 1937, a fait l’affaire ».
Gérald sera aussi à l’origine, de l’achat par la ville de Genève de la sculpture « Reclining Figure : Arch Leg » qui se trouve Promenade de l’Observatoire face au Musée d’art et d’histoire de Genève. Son ami Henry Moore est venu lui- même choisir son emplacement.
Cramer va faire preuve aussi d’une immense générosité en faisant don de toutes ses archives à la ville de Genève. En 1976, il remet la gestion de sa galerie à son fils Patrick, souhaitant se consacrer uniquement à l’édition.
Le dimanche 17 mars 1991, Gérald meurt emporté par un cancer dans sa maison de Mies. Il n’a que 74 ans. Le « New York Times » lui rend hommage et salue l’éditeur d’ « À Toute Epreuve »l’un des plus beaux livres illustrés du vingtième siècle, exposé au MoMA de New York, à la Bibliothèque nationale de France à Paris ainsi qu’au musée du Louvre. Ynès gardera intact le bureau de Gérald au premier étage de la Closeraie. Elle me l’avait montré avec beaucoup d’émotion, à ma dernière visite, ainsi qu’un mobile noir de Calder « Eight Black Leaves » car c’était un cadeau de son mari. Calder s’amusait à appeler Gérald « Bibliocramer ». Ce dernier a été l’un des premiers à diffuser et à exposer son œuvre en Europe après la guerre , Calder lui en a toujours été reconnaissant.
Le 31 juillet 2012, Ynès a rejoint Gérald. Tous deux reposent dans le petit cimetière de Genthod. On peut lire gravé dans le marbre noir « Que risques- tu l’amour fait rire la douleur et crier sur les toits l’impuissance du monde » signé Paul Eluard.
Pépita Dupont
A lire : « Gérald Cramer et ses artistes : Chagall, Miró, Moore » (Patrick Cramer Editeur)
Jusqu’ au 29 janvier 2017