Peintre au moment où le monde s’arrêtait de peindre, figuratif au temps de l’art abstrait et conceptuel, parisien au moment où Paris perdait son rang de capitale mondiale de l’art, il n’atteint jamais la notoriété de son ami Francis Bacon, ou même, dans une moindre mesure, d’artistes français tels les Nouveaux Réalistes.
Peut-être parce que sa peinture, représentée dans les plus importantes collections publiques françaises, a toujours été réfractaire aux classements, aux étiquettes dont l’époque raffolait pourtant. Abstraction lyrique, Nouveau Réalisme, Figuration Narrative, aucun des grands mouvements qui naquirent en France dans les années où Cremonini élaborait son œuvre ne permet de saisir la singularité du regard de cet artiste. Ni chef d’école, ni disciple, Cremonini était, dit-on, animé par un farouche désir d’indépendance. On perçoit bien devant certains tableaux, notamment les grandes œuvres de la fin des années 1960, un air du temps : les couleurs acidulées presque Pop Art, les objets représentés fixent les tableaux dans un espace temporel précis, mais l’essentiel n’est pas là, et la peinture de Cremonini est avant tout insensible aux modes.
Ce personnage que l’on disait peu mondain noua des amitiés durables et suscita l’admiration de figures majeures du monde culturel, à tel point que retracer son parcours revient paradoxalement à écrire un Who’s who du gotha artistique et intellectuel du XXème siècle. D’abord élève de Morandi, il rencontra dans les années 1950 Francis Bacon qui le marqua durablement. Avec Roberto Matta, ils furent les premiers à s’établir dans une île méditerranéenne alors inconnue, Panarea, où ils passèrent leurs étés. Un petit tableau de l’exposition, que l’on peut qualifier de staëlien, est un délicieux témoignage de cette période. Cremonini fut également un « peintre d’écrivains » et Butor, Eco, Calvino, ou plus près de nous, Régis Debray, ont donné sur sa peinture des textes importants. Althusser écrivit d’ailleurs sur Cremonini son seul article jamais consacré à l’art.
Au moment où le monde redécouvre la personnalité de Leonardo Cremonini suite à deux expositions aux États-Unis (à la fondation Louis Dreyfus) et en Grèce (au musée d’Hydra), il est heureux que, sept années après sa disparition, il bénéficie finalement d’une rétrospective à Paris, où il vécut pendant soixante ans, créa la majeure partie de son œuvre. On pourra y découvrir les multiples facettes de l’artiste, qui n’est pas seulement le peintre métaphysique des bords de mer et de l’érotisme angoissé décrit par les célèbres exégètes déjà cités. L’expressionnisme violent des tableaux des années 1950 révèle un artiste moins introspectif, un homme inquiet, préoccupé par la déshumanisation de la société moderne, ce qu’illustre de manière éloquente La torture, une œuvre peinte en référence aux exactions de la Guerre d’Algérie.
Il est réjouissant de constater que l’initiative de cette exposition revient à une galerie dirigée par des jeunes gens de moins de trente ans, Tancrède Hertzog et Léopold Legros, qui se feront passeurs d’art entre plusieurs générations d’amateurs.
Jean-Jacques Aillagon
Préface du catalogue édité par la Galerie T&L à l’occasion de l’exposition Leonardo Cremonini 1925-2010 au 24Beaubourg à Paris.
Du 30 novembre au 23 décembre 2017, la Galerie T&L présente au 24 Beaubourg des peintures de l’artiste italien Leonardo Cremonini. Pour cette première exposition parisienne depuis la disparition du peintre, la galerie a rassemblé une cinquantaine d’œuvres (peintures, aquarelles et dessins) de toutes les périodes afin de lui rendre hommage.