ANSELM KIEFER L’ARCHÉOLOGUE DU SAVOIR PARMI SES LIVRES

La mer Rouge, 2014
La mer Rouge, 2014, pp. 12-13 Aquarelle et mine de plomb sur carton enduit de plâtre, 20 pages 66 x 49,4 x 5 cm (fermé) Collection particulière © Anselm Kiefer. Photo © Charles Dupra
Il est l’un des artistes allemands les plus importants de l’après-guerre. Ni écrivain ni poète, c’est pourtant au livre qu’il consacre plus de la moitié de son œuvre : recueils précaires ou monumentaux livres-sculptures d’argile ou de sable, de cendre et de plomb qui, au-delà des mots, recueillent symboliquement une forme de cosmogonie universelle. La Maison de l’Écriture de la Fondation Jan Michalski s’en fait la bibliothèque temporaire. La ligne Siegfried, 1982-2013Collage de gravures sur bois,acrylique et gomme-laquesur papier, marouflé sur toilemontée sur carton, 16 pages189 x 166 x 11 cm (fermé)Collection particulière© Anselm Kiefer. Photo © Charles Duprat J’ai toujours hésité entre être un écrivain et un artiste », aime-t-il à dire. Si Anselm Kiefer a finalement opté pour les arts visuels, son œuvre n’en est pas moins profondément littéraire. Le livre a été l’objet de son geste artistique initial et son premier support de création, comme enfant déjà puis comme étudiant en art, dans une approche conceptuelle. Le livre est au cœur même de son œuvre. Mais s’il en représente plus de la moitié, il en est le versant le moins souvent exposé. Non pas qu’il se cantonne au petit format, puisqu’il peut peser jusqu’à deux cents kilos. Chez Kiefer, même au rayon livres, tout est de l’ordre de la démesure et d’une forme d’esthétique « maximaliste » (par opposition au mouvement minimaliste) : la taille le plus souvent colossale de ses œuvres ; la profusion encyclopédique des savoirs qu’elles convoquent et enchevêtrent :...

Il est l’un des artistes allemands les plus importants de l’après-guerre. Ni écrivain ni poète, c’est pourtant au livre qu’il consacre plus de la moitié de son œuvre : recueils précaires ou monumentaux livres-sculptures d’argile ou de sable, de cendre et de plomb qui, au-delà des mots, recueillent symboliquement une forme de cosmogonie universelle. La Maison de l’Écriture de la Fondation Jan Michalski s’en fait la bibliothèque temporaire.

La ligne Siegfried, 1982-2013
La ligne Siegfried, 1982-2013
Collage de gravures sur bois,
acrylique et gomme-laque
sur papier, marouflé sur toile
montée sur carton, 16 pages
189 x 166 x 11 cm (fermé)
Collection particulière
© Anselm Kiefer. Photo © Charles Duprat

J’ai toujours hésité entre être un écrivain et un artiste », aime-t-il à dire. Si Anselm Kiefer a finalement opté pour les arts visuels, son œuvre n’en est pas moins profondément littéraire. Le livre a été l’objet de son geste artistique initial et son premier support de création, comme enfant déjà puis comme étudiant en art, dans une approche conceptuelle. Le livre est au cœur même de son œuvre. Mais s’il en représente plus de la moitié, il en est le versant le moins souvent exposé. Non pas qu’il se cantonne au petit format, puisqu’il peut peser jusqu’à deux cents kilos. Chez Kiefer, même au rayon livres, tout est de l’ordre de la démesure et d’une forme d’esthétique « maximaliste » (par opposition au mouvement minimaliste) : la taille le plus souvent colossale de ses œuvres ; la profusion encyclopédique des savoirs qu’elles convoquent et enchevêtrent : histoire, mythes et récits fondateurs, littérature et poésie, philosophie, érotisme, alchimie, mysticisme et kabbale… ; les tonnes de matériaux qu’elles pétrissent et mettent en scène avec une puissance herculéenne ou une finesse délicate : plomb, sable, cendres, charbon, béton, craie, argile, bois, paille, végétaux secs et graines de tournesols, tissus, plâtre, cheveux… ; et les infinies sédimentations d’histoire et de mémoire, de sens et de symboles qu’elles accumulent et imbriquent.

Sappho, 2008, résine et carton enduit de plâtre
Sappho, 2008, résine et carton enduit de plâtre
192 x 135 x 138 cm, collection particulière
© Anselm Kiefer. Photo © Charles Duprat

LA TRANSMUTATION PAR LE PLOMB Le tout conjugué avec cette affirmation du philosophe italien Andrea Emo : « Tout véritable artiste est un iconoclaste qui détruit son œuvre. » « Et c’est ce que je fais, abonde Kiefer. Je suis très rarement satisfait de ce que je fais, donc je détruis. Je brûle. Pas complètement, parfois je laisse l’œuvre dehors à la pluie ou dans un container. Jusqu’à ce qu’elle renaisse autrement ». Des renaissances souvent violentes, comme quand il s’empare d’anciennes pièces monumentales sur lesquelles, à l’aide d’une pelle mécanique, il déverse des torrents de plomb liquide, symbole de transmutation de la matière… et de l’esprit. Le plomb est à Kiefer l’alchimiste ce que le feutre et la graisse sont à son mentor Joseph Beuys : son matériau fétiche ! Ambivalent et paradoxal, le plomb est à la fois protecteur et toxique, lourd et malléable, étroitement lié au saturnisme, à la mélancolie et à la transmutation.

Le plomb est aussi l’un des matériaux premiers de ses livres que l’on ne peut, le plus souvent, ni lire, ni ouvrir, ni porter. « Dans mon œuvre, le livre est très important. Il est un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe ». Il est aussi le laboratoire de sa pensée, de son geste et de ses matériaux. Ou comme l’écrit Rainer Michael Mason dans le catalogue (forcément géant) de l’exposition, la « chambre d’incubation et d’écho » de son œuvre de poète visuel.

Première technique d’impression de l’histoire, la gravure sur bois est intimement liée au livre qu’elle a permis de multiplier et de démocratiser… sauf ses propres ouvrages dont beaucoup n’existent qu’à un seul exemplaire. Rien d’étonnant donc si Kiefer pratique assidûment la xylographie. Son exposition de Montricher dévoile une série de planches encore jamais montrées : forêts originelles, paysages ravagés d’après catastrophe, tournesols secs comme des soleils noirs, univers-îles et poussières d’étoiles traversés de mots et de phrases suspendus… On y retrouve, dans un allègement croissant, tous les grands sujets de la saga kieférienne.

L’ÉTERNEL INACHÈVEMENT

Cahiers géants, recueils secrets, atlas cosmiques ou monstres de pierre et de plomb renvoyant à tous les textes brûlés ou interdits, ses centaines de livres participent étroitement d’une forme de Gesamtkunstwerk réunissant un panthéon du savoir universel, quand bien même Kiefer lui-même rejette cette idée (trop wagnérienne) d’œuvre d’art total parce que, dit-il, elle induit une idée de finitude là où lui, au contraire, veut rester dans l’éternel inachèvement du work in progress. Tout comme, sous l’épaisseur accumulée des strates de connaissance et de culture, demeure la part fondamentale du mystère du sens et de l’interprétation.

Pour Jean Genet, 1969, pp. 4-5
Pour Jean Genet, 1969, pp. 4-5
Photographies noir et blanc, gouache, roses séchées, aquarelle
sur papier et mine de plomb sur carton, relié, 10 pages
49,5 x 35 x 5 cm (fermé)
Collection particulière
© Anselm Kiefer. Photo © Charles Duprat

Dès la fin des années soixante, la question l’obsède : « Comment, après l’Holocauste, être un artiste allemand inscrit dans la tradition germanique ? » En 1969, face au silence… de plomb qui tétanise les consciences allemandes, il fait scandale en se prenant en photo parodiant le salut nazi vêtu de l’uniforme d’officier de la Wehrmacht de son père. À l’exemple de Paul Celan et Ingeborg Bachmann, ses poètes de chevet, il se donne alors mission de veilleur contre l’amnésie collective, affrontant les démons du passé pour empoigner frontalement cette mémoire de l’innommable et de l’infigurable. Au risque parfois de passer pour révisionniste, tant son œuvre affirme sa puissance… pour dénoncer la puissance, sa démesure pour fustiger la grandiloquence et sa folle ambition pour stigmatiser le totalitarisme, démystifiant tout en les exaltant les mythes et les héros germaniques, Wagner et l’architecture néoclassique du IIIe Reich dans un troublant mélange d’amour-haine pour la grandeur de la culture allemande. À la fois fascinante et dérangeante, portée par une veine post-romantique sombre d’après le désastre, elle a peu à peu englobé l’ensemble de l’histoire des cultures, des mythes et des civilisations, tout en demeurant profondément allemande et profondément ambiguë. « Ma biographie est la biographie de l’Allemagne » résume celui qui vit en France depuis vingt-cinq ans, à Barjac d’abord, au pied des Cévennes, dans l’incroyable labyrinthe de bâtiments, tours, serres et galeries souterraines qu’il s’y est construit et dont il a fait une œuvre en soi ; et depuis 2009 à Croissy-Beaubourg en région parisienne, dans le gigantesque hangar où, parmi toutes ses autres œuvres titanesques, plus d’un millier de ses livres sont disposés sur des rayonnages d’acier.

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