AVANT PICASSO, GUSTAVE DORÉ

Dernier livre paru Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté, Étienne Barilier (Presses Universitaires de France)
Dernier livre paru Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté, Étienne Barilier (Presses Universitaires de France)
Un des tableaux les plus célèbres du Picasso de la période rose s’intitule Famille d’acrobates avec singe. L’oeuvre est datée de 1905. Dans la coulisse d’un cirque, une femme assise, fine et gracieuse, tient un bébé dans les bras. Mince jusqu’à la maigreur, l’homme, sur la gauche du tableau, regarde la mère et l’enfant, tout comme fait un singe humanoïde, à droite. L’oeuvre, dans sa sérénité précaire, suggère une version moderne et laïque de la Sainte Famille. Une trentaine d’années auparavant, en 1874, Gustave Doré, génial illustrateur de Dante, de Cervantès ou de la Bible, mais peintre plutôt méconnu (ce qui faisait son désespoir), avait brossé un impressionnant tableau intitulé Les saltimbanques. On jurerait que Picasso a vu cette oeuvre, tant les lieux mis en scène et la posture des personnages se recoupent : la toile de Doré montre en effet, dans une coulisse de cirque, un homme assis à gauche, une femme au milieu (dans une robe bleue brodée d’or qui évoque la Vierge), tenant un enfant dans ses bras ; et sur la droite du tableau, non pas un animal mais deux : un bichon et une chouette. Cette ressemblance étonnante rend les différences d’autant plus saisissantes : si Picasso nous offre une sorte de Nativité, Doré nous accable d’une terrible Pietà : l’enfant, dans les bras de sa mère, est un garçon d’une dizaine d’années, d’une pâleur mortelle, au sens le plus précis du terme. Car il est en train de mourir d’une blessure à la tête....

Un des tableaux les plus célèbres du Picasso de la période rose s’intitule Famille d’acrobates avec singe. L’oeuvre est datée de 1905. Dans la coulisse d’un cirque, une femme assise, fine et gracieuse, tient un bébé dans les bras. Mince jusqu’à la maigreur, l’homme, sur la gauche du tableau, regarde la mère et l’enfant, tout comme fait un singe humanoïde, à droite. L’oeuvre, dans sa sérénité précaire, suggère une version moderne et laïque de la Sainte Famille.

Une trentaine d’années auparavant, en 1874, Gustave Doré, génial illustrateur de Dante, de Cervantès ou de la Bible, mais peintre plutôt méconnu (ce qui faisait son désespoir), avait brossé un impressionnant tableau intitulé Les saltimbanques. On jurerait que Picasso a vu cette oeuvre, tant les lieux mis en scène et la posture des personnages se recoupent : la toile de Doré montre en effet, dans une coulisse de cirque, un homme assis à gauche, une femme au milieu (dans une robe bleue brodée d’or qui évoque la Vierge), tenant un enfant dans ses bras ; et sur la droite du tableau, non pas un animal mais deux : un bichon et une chouette.

Cette ressemblance étonnante rend les différences d’autant plus saisissantes : si Picasso nous offre une sorte de Nativité, Doré nous accable d’une terrible Pietà : l’enfant, dans les bras de sa mère, est un garçon d’une dizaine d’années, d’une pâleur mortelle, au sens le plus précis du terme. Car il est en train de mourir d’une blessure à la tête. Son visage est plus blanc que son justaucorps et que le foulard taché de sang qui lui entoure le crâne : il a dansé sur la corde qu’on entrevoit au fond du tableau. Il est tombé. Probablement vit-il ses derniers instants, comme semble en témoigner le rictus effrayant de sa bouche.

Le tableau de Picasso, qu’il fût ou non une réponse consciente à celui de Doré, apparaît donc, malgré la fragilité et le dénuement de ses personnages, comme un hymne à la vie, une parfaite inversion des Saltimbanques de son prédécesseur. Autre différence : la plus moderne des deux oeuvres se détache de l’anecdote ; dans sa nudité, elle a quelque chose d’intemporel, alors que celle de Doré est chargée de mille détails réalistes. Apparemment, Picasso prend ses distances avec la peinture narrative, expressive, émotionnelle, engagée. Le vrai sujet de Famille d’acrobates avec singe, n’est-ce pas le jeu de la couleur rose avec la couleur bleue ?

C’est peut-être ce qu’on serait tenté d’affirmer en invoquant l’histoire de la peinture du vingtième siècle, dont on a beaucoup dit, trop sans doute, qu’elle n’avait pour sujet qu’elle-même. Car les choses, bien sûr, sont plus complexes. La création picturale n’a pas perdu chez Picasso sa dimension humaine, heureusement. Il serait appauvrissant de nier cette dimension dans Famille d’acrobates avec singe, comme dans bien d’autres oeuvres des périodes bleue et rose, en particulier La mort de Casagemas (1901). Certes, au cours de l’aventure cubiste, le travail sur les formes prendra le pas sur la peinture narrative et réaliste. Mais en 1937, ce sera Guernica, tableau qui, par des voies neuves, sait aussi nous atteindre au coeur (et qui montre en sa partie gauche un enfant mort dans les bras de sa mère).

Un signe, s’il en fallait un, que l’oeuvre de Picasso n’est jamais un simple jeu de couleurs : dans Famille d’acrobates avec singe, l’artiste a donné à sa madone le visage d’une de ses amantes, Madeleine. Il l’avait contrainte d’avorter, et la peint en mère aimante… Cette présence de sa propre vie dans l’oeuvre, voilà d’ailleurs qui le rapproche encore de Gustave Doré, dont on pense qu’il a prêté à sa figure féminine les traits de la cantatrice Adelina Patti, vainement courtisée. Ce sont là plus que des anecdotes : la preuve que les deux artistes, pour créer, puisent au plus intime d’eux-mêmes. On peut préférer l’oeuvre de Picasso, dépouillée de l’apparat du romantisme, mais celle de Doré n’en est pas moins poignante, et prouve que ce grand illustrateur n’était pas un petit peintre.

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