D’un Hodler l’autre

Robert Kopp Depuis plus d’un siècle, Ferdinand Hodler souffre de son image de peintre national suisse. Même si elle correspond à plus d’un aspect de son génie,une série de manifestations récentes tentent de corriger cette vision aussi partiale qu’incomplète pour mettre le peintre à sa vraie place. L’exposition conçue à la fois par la Neue Galerie de New York et la Fondation Beyeler de Bâle, consacrée aux œuvres des dernières années, constitue une étape importante sur le chemin de cette réévaluation. Coucher de soleil sur le lac Léman vu de Caux, 1917 La Suisse – contrairement à un cliché qui a la vie dure – n’est pas la plus ancienne des démocraties européennes, mais l’un des États les plus jeunes, puisqu’elle date, dans sa forme actuelle, de 1848. Elle est donc née à l’époque des États-nations, même si le mot nation ne fait guère partie de notre vocabulaire politique et que nous parlons plus volontiers du « peuple suisse ». Il n’empêche, la toute nouvelle Confédération helvétique partage avec les États-nations le désir de se construire une identité culturelle à travers une littérature et une peinture suisses. C’est de la deuxième moitié du XIXe siècle que date l’invention d’une littérature romande dont Amiel aura été l’un des artisans . C’est à cette époque également que l’on assiste la récupération de Rousseau, de Mme de Staël ou de Benjamin Constant par la critique suisse. Et c’est dans les mêmes années qu’émerge une peinture qualifiée de « suisse...

Robert Kopp

Depuis plus d’un siècle, Ferdinand Hodler souffre de son image de peintre national suisse. Même si elle correspond à plus d’un aspect de son génie,une série de manifestations récentes tentent de corriger cette vision aussi partiale qu’incomplète pour mettre le peintre à sa vraie place. L’exposition conçue à la fois par la Neue Galerie de New York et la Fondation Beyeler de Bâle, consacrée aux œuvres des dernières années, constitue une étape importante sur le chemin de cette réévaluation.

Coucher de soleil sur le lac Léman vu de Caux, 1917
Coucher de soleil sur le lac Léman vu de Caux, 1917

La Suisse – contrairement à un cliché qui a la vie dure – n’est pas la plus ancienne des démocraties européennes, mais l’un des États les plus jeunes, puisqu’elle date, dans sa forme actuelle, de 1848. Elle est donc née à l’époque des États-nations, même si le mot nation ne fait guère partie de notre vocabulaire politique et que nous parlons plus volontiers du « peuple suisse ». Il n’empêche, la toute nouvelle Confédération helvétique partage avec les États-nations le désir de se construire une identité culturelle à travers une littérature et une peinture suisses. C’est de la deuxième moitié du XIXe siècle que date l’invention d’une littérature romande dont Amiel aura été l’un des artisans . C’est à cette époque également que l’on assiste la récupération de Rousseau, de Mme de Staël ou de Benjamin Constant par la critique suisse. Et c’est dans les mêmes années qu’émerge une peinture qualifiée de « suisse », représentée par Arnold Böcklin (1827-1901), Albert Anker (1831-1910), puis par Ernest Bieler (1863-1948), Félix Vallotton (1865-1925), Cuno Amiet (1868-1961) et bien d’autres.

Les Dents du Midi depuis Champéry, 1916
Les Dents du Midi depuis Champéry, 1916

Ferdinand Hodler (1853-1918) s’est engouffré dans cette brèche avec toute l’énergie d’un artiste parti de rien. Ayant perdu successivement son père, sa mère, plusieurs de ses frères et sœurs, tous morts de tuberculose, il entre, à quinze ans, dans l’atelier du védutiste Ferdinand Sommer, à Thoune, où il fabrique des paysages d’après les tableaux d’Alexandre Calame et de François Diday. Dès 1872, il s’installe à Genève, seul centre artistique existant en Suisse à la fin du XIXe siècle ; il devient élève de Barthélemy Menn, lui-même proche de Corot et de l’école de Barbizon. Lauréat du Prix Calame, Hodler participe à de nombreux concours artistiques, souvent avec succès, et réussit, en 1876, à placer cinq tableaux dans une exposition itinérante, organisée par la Société suisse des Beaux-Arts. La critique est partagée, les uns sont révulsés par la « laideur » de ses toiles, les autres saluent un des artistes les plus novateurs.

S’il ne réussit pas à envoyer Le Banquet des gymnastes à l’Exposition universelle de Paris, en 1878, faute d’argent, il a plus de chance, en 1889, avec Le Cortège des lutteurs, puis avec La Nuit, tableau déclaré indécent à Genève mais primé au Salon du Champ-de-Mars, à Paris, en 1891. Entre-temps, il a pu exposer deux paysages à Londres et participer à la confection du Panorama Bourbaki à Lucerne avec L’Arrivée du bataillon bernois. C’est le début d’une carrière internationale qui lui vaudra d’exposer à la Sécession de Vienne, à celle de Berlin, au Salon de la Libre Esthétique à Bruxelles, à la Société des Amis des Arts de Francfort.

Regard dans l’infini, 1913
Regard dans l’infini, 1913

Toutefois, l’histoire suisse reste très présente dans son œuvre, comme l’histoire finlandaise dans celle d’Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), dont il est finalement plus proche que des peintres français. Dès 1894, Le Guerrier furieux faisait présager à Paul Seippel qu’Hodler avait l’étoffe d’un peintre national, et le Guillaume Tell de 1897 (Soleure, Kunstmuseum) a toute l’allure d’un autoportrait. Et que dire des vingt-six figures monumentales de Suisses conçues pour le Palais des Beaux-Arts de Genève et de la Retraite de Marignan qui orne la salle des armures du Musée national suisse à Zurich ? Il ne manquait plus que Le Faucheur et Le Bûcheron reproduits sur les billets de banque suisses dès 1911 et jusqu’à la fin des années cinquante.

Faut-il s’étonner que les collections françaises soient pauvres en Hodler ? Mais que de grandes commandes lui venaient d’Allemagne, telle la grande peinture murale pour l’aula de l’université d’Iéna (Le Départ des étudiants allemands pour la guerre de Libération en 1813) ou la décoration de la salle du Conseil du nouvel hôtel de ville de Hanovre (L’Unanimité) ? Pour beaucoup, Hodler était plus allemand que suisse. Ce qui explique la violence des réactions allemandes lorsqu’en 1914 le peintre signa la protestation des intellectuels genevois contre le bombardement de la cathédrale de Reims. Le départ des volontaires de 1813 est masqué pour de longues années par une cloison de bois. Un rejet qui a sans doute évité à Hodler d’être récupéré par les nazis.

Le lac Léman et le Mont Blanc à l’aube (mars), 1918
Le lac Léman et le Mont Blanc à l’aube (mars), 1918

Or, ce n’est pas cet Hodler-là que nous rencontrons à la Fondation Beyeler. L’exposition préparée par Jill Lloyd et Ulf Küster est d’abord centrée sur les dix dernières années de l’artiste. Puis, elle tourne délibérément le dos au peintre national suisse, pour privilégier les paysages de lac et de montagne, les représentations de l’agonie et de la mort de Valentine Godé-Darel et enfin les autoportraits d’Hodler. C’est évidemment grâce au regain d’intérêt suscité depuis une vingtaine d’années par le mouvement symboliste – aux limites floues et à la définition incertaine, mais largement européen – que ces paysages retiennent à nouveau notre attention.

Au départ, Hodler est un peintre qui privilégie les contours précis. La couleur – il le dit clairement dans sa conférence de 1897 sur la mission de l’artiste – joue un rôle de second plan. Elle soutient la composition. Dans ses derniers paysages, en revanche, la couleur n’accompagne pas seulement la forme, « mais la forme – selon sa propre expression, utilisée au cours d’un entretien avec Johannes Widmer – vit, se cambre, par la couleur ». Ne pouvant plus quitter sa chambre, Hodler, durant les mois précédant sa mort, peint une série de vues du lac Léman depuis sa fenêtre, à différents moments de la journée, mais de préférence tôt le matin, quand les contours du paysage sont clairement marqués, mais que les surfaces sont encore peu structurées et apparaissent comme de la pure couleur, ouvrant ainsi un regard vers l’infini et donnant le sentiment d’une communion intime avec la nature.

Le lac de Thoune et la chaîne du Stockhorn, vers 1913
Le lac de Thoune et la chaîne du Stockhorn, vers 1913

De ces paysages de rêve ouverts vers l’infini, Hodler en peignait encore aux pires moments de sa détresse, lorsqu’il fixait, dans l’une des séries les plus bouleversantes qui existent dans de la peinture moderne, la maladie, l’agonie et la mort de Valentine Godé-Darel. Jour après jour, Hodler fixe les progrès de la maladie, comme s’il voulait apprivoiser l’inadmissible et rapprocher le cycle de la vie humaine du cycle universel de la nature. Progressivement, le corps de Valentine glisse dans une horizontalité définitive. Valentine sur son lit de mort se dissout dans les bandes horizontales du Coucher de soleil sur le lac Léman peint le même jour.

C’est en paysagiste aussi qu’Hodler peint son propre visage, surtout au cours de ses dernières années où les autoportraits deviennent de plus en plus nombreux. Il se représente généralement de face, suivant en cela la tradition des artistes de la Renaissance, de Dürer, de Rembrandt. Les yeux plissés, le regard inquiet, tourné vers l’intérieur autant que vers le spectateur, un buste semblable à une montagne se détachant sur un fond uni et occupant tout le bas du tableau. Comme s’il voulait lancer un défi à cette mort dont la présence n’a cessé de le hanter depuis ses plus jeunes années.

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