Les tableaux ont leurs amants, leurs visiteurs régu-liers, leurs fidèles. Et parmi ces derniers rares sont ceux qui n’ont pas connu ceci : la marche vers les retrouvailles – après un mois, après un an –, les formes et les couleurs rêvées paraissant au loin, dans l’encadrement d’une porte ou entre deux co-lonnes, mais déjà un soupçon, qui se précise à me-sure que l’œuvre, elle, s’aplatit, se ternit, elle qui devait jeter sa présence à mon cou : « C’est une re-production ! ». Passe encore si le tableau a été prê-té pour une exposition, l’absence durera peu et, qui sait, peut-être pourrons-nous le voir plus ou moins loin, à Rio ou à Dresde, comme une troupe de danse en tournée ; mais si le tableau a quitté son cadre pour les mains des restaurateurs… Les sai-sons s’accumulent, « Ce n’est pas encore cette fois que je le reverrai, – rajeuni ! », on repart, on revient, jusqu’au jour béni – qu’on avait perdu de vue – où l’on tombe sur ces lignes : « L’Assunta retrou-vée. La peinture se soulevait et s’écaillait par en-droits, mais après une restauration exemplaire qui aura duré trois ans, effectuée sur place et rendue possible par l’association américaine Save Venice, le chef-d’œuvre de Titien est à nouveau visible dans la basilique des Frari depuis le 4 octobre 2022. » L’immense panneau de bois peint – près de sept mètres de haut – figurant la Mère de Dieu trans-portée au Ciel après son trépas, sous le regard stu-péfait des Apôtres, avait été dévoilé pour la pre-mière fois le 19 mai 1518, dans un climat bien moins empreint de respect qu’aujourd’hui (j’ai vu des dames en zibeline, à la fin d’un concert dont l’un des principaux bénéfices fut qu’il avait entraî-né l’illumination intense de la basilique, donc de l’abside, donc du tableau, s’avancer vers ce dernier comme vers un enfant revenu au pays, silencieuses, réjouies, convaincues). On raconte que les frères franciscains, regardant travailler dans l’église le jeune peintre novateur auquel ils avaient confié la décoration de leur maître-autel – et qui allait avec Michel-Ange dominer le XVIe siècle artistique européen –, s’alarmèrent de la force de l’ensemble. Ces mollets, ces cous, ces bras, tous ces corps beau-coup plus grands que nature, cette véhémence du tout, n’était-ce pas trop ? On dit qu’il y eut une ca-bale. Qu’on aurait été bien avisé d’en rester à la sagesse du très regretté Giovanni Bellini (dont un merveilleux triptyque égaye la sacristie), dans l’ate-lier duquel cet artiste ambitieux, venu des mon-tagnes, était passé. On raconte encore – mais c’est là sans doute pure légende, comme l’épisode du pinceau que l’Empereur aurait ramassé et redonné à son peintre favori – qu’il fallut que l’ambassadeur de Charles Quint proposât d’acheter le tableau qui déplaisait, pour qu’il commençât de plaire… Titien, qui avait travaillé trois années à ce projet et qui toute sa vie se révéla un génie de l’adaptation, tant politique qu’esthétique, avait pourtant bien compris que seule une proposition forte résisterait au contre-jour du chœur et tiendrait au milieu de ce déploiement gothique à quatre niveaux ; que sa grande Vierge à lui, haute comme une lancette, au talon droit levé, aux mains d’orante dansant dans l’air jaune-or des Cieux, n’apparaîtrait pas comme une mouche au-delà du jubé préexistant ; qu’il fal-lait en somme accoler à l’immensité de la nef une autre immensité, une espèce de « symphonie cho-rale », comme me dit ma voisine enveloppée dans sa zibeline. Alors que Titien imaginait un autre re-table pour l’église – la Pala Pesaro, elle aussi res-taurée il y a quelque temps grâce à Save Venice –, alors qu’on l’y enterrait en grandes pompes malgré la peste, alors que ses ouvrages devenaient unani-mement célébrés, copiés, choyés, la suie des cierges œuvrait à leur assombrissement, à commencer par notre Assunta. Qu’on savoure alors aujourd’hui ses couleurs si longtemps affaiblies, uniformisées, en particulier ce rose de l’habit de saint Jean qui pou-vait passer jusqu’alors pour un simple rouge : on ju-rerait presque être passé d’un monde à un monde supérieur, mieux coloré, tels ces espaces plus purs et plus vifs dont parle Platon à la fin du Phédon.