Marcher sur l’eau

Konrad Witz (1400-1447) La Pêche miraculeuse, 1444 Huile sur panneau, 134,6 x 153,2 cm MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève N° d’inventaire : 1843-0011 © Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot Descombes
Konrad Witz (1400-1447) La Pêche miraculeuse, 1444 Huile sur panneau, 134,6 x 153,2 cm MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève N° d’inventaire : 1843-0011 © Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot Descombes
Au sein du plus grand musée encyclopédique de Suisse, le Musée d’art et d’histoire de Genève, l’intervention artistique imaginée par l’artiste autrichienne Jakob Lena Knebl s’autorise toutes les associations possibles questionnant avec audace une histoire du goût et des idées. La carte blanche qui lui a été offerte a pour titre « Marcher sur l’eau ». « No walk, no work », assénait Hamish Fulton qui parcourt le monde à pied depuis les années soixante-dix s’adonnant à des performances solitaires. Tout comme lui, nombre d’artistes font de la mobilité un ferment cardinal de leur travail, convenant que le fait artistique ne saurait être cantonné à un travail d’atelier. Le déplacement, le mouvement, le voyage, la course comme essence. Avec sérieux, avec humour, avec détermination s’imaginent ainsi depuis des années des « marches artistiques ». Dans d’autres contextes, la marche incombe moins à l’artiste qu’au visiteur. Rappelez-vous comment durant seize jours, en été 2016, The Floating Piers de Christo a permis à cent mille visiteurs par jour de marcher sur l’eau. L’artiste bulgare avait créé une installation de trois kilomètres sur le lac d’Iseo dans le nord de l’Italie, permettant de rejoindre l’île de Monte Isola : un assemblage de quelque deux cent vingt mille cubes de polyéthylène, une « jetée flottante » d’une quinzaine de kilomètres recouverte d’un tissu jaune, qui ondulait subtilement avec le mouvement des vagues. « Marcher sur l’eau » est l’invitation faite aujourd’hui par l’artiste Jakob Lena Knebl à Genève au Musée d’art et d’histoire. Elle explique : « L’art, le design et les...

Au sein du plus grand musée encyclopédique de Suisse, le Musée d’art et d’histoire de Genève, l’intervention artistique imaginée par l’artiste autrichienne Jakob Lena Knebl s’autorise toutes les associations possibles questionnant avec audace une histoire du goût et des idées. La carte blanche qui lui a été offerte a pour titre « Marcher sur l’eau ».

« No walk, no work », assénait Hamish Fulton qui parcourt le monde à pied depuis les années soixante-dix s’adonnant à des performances solitaires. Tout comme lui, nombre d’artistes font de la mobilité un ferment cardinal de leur travail, convenant que le fait artistique ne saurait être cantonné à un travail d’atelier. Le déplacement, le mouvement, le voyage, la course comme essence. Avec sérieux, avec humour, avec détermination s’imaginent ainsi depuis des années des « marches artistiques ».

Dans d’autres contextes, la marche incombe moins à l’artiste qu’au visiteur. Rappelez-vous
comment durant seize jours, en été 2016, The Floating Piers de Christo a permis à cent mille visiteurs par jour de marcher sur l’eau. L’artiste bulgare avait créé une installation de trois kilomètres sur le lac d’Iseo dans le nord de l’Italie, permettant de rejoindre l’île de Monte Isola : un assemblage de quelque deux cent vingt mille cubes de polyéthylène, une « jetée flottante » d’une quinzaine de kilomètres recouverte d’un tissu jaune, qui ondulait subtilement avec le mouvement des vagues.

« Marcher sur l’eau » est l’invitation faite aujourd’hui par l’artiste Jakob Lena Knebl à
Genève au Musée d’art et d’histoire. Elle explique : « L’art, le design et les objets du
quotidien revêtent la même importance dans les espaces que je crée. Je dissous la distance qui les sépare, je les mets en relation. L’œuvre d’art devient un objet de design et vice-versa. Mon objectif est de construire des espaces hybrides séduisants, qui ouvrent de nouvelles perspectives et manières d’appréhender des œuvres familières, et de réaliser une présentation qui subvertit les normes muséales. » Ainsi, les différentes collections de la Cité de Calvin se voient réunies par une même thématique, sans hiérarchisation entre beaux-arts et arts appliqués, archéologie ou horlogerie, le registre créatif s’étendant du retable de Konrad Witz de 1444 – épargné par l’iconoclasme protestant de 1535 – à La Vague de Carlos Schwabe, en passant par des lustres chargés de cristal ou de métal, l’exotisme de l’Égypte ancienne ou des chiens de Fô chinois à la mode du XVIII e siècle. Contrairement à Ai Weiwei qui, en 2017, réunissait une ultime fois les institutions lausannoises ayant contribué à l’identité du palais de Rumine en présentant une quarantaine de ses œuvres disséminées dans les différents musées des beaux-arts, d’archéologie et d’histoire, de zoologie, de géologie et de la monnaie, et dans la bibliothèque, Jakob Lena Knebl prend pour matériau les quelque six cent cinquante mille
objets reposant dans les dépôts ou présents dans les accrochages des salles, qu’elle sélectionne pour en faire œuvre, son œuvre. C’est ainsi qu’elle avait déjà procédé dans les collections du Mumok à Vienne et du Lentos Kunstmuseum à Linz, respectivement en 2017 et en 2020.

Konrad Witz (1400-1447) La Pêche miraculeuse, 1444 Huile sur panneau, 134,6 x 153,2 cm MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève N° d’inventaire : 1843-0011 © Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot Descombes

« Dans le monde actuel de l’exposition, un musée qui ne met pas en perspective les
possibilités qu’offre la contextualisation des œuvres est un musée qui s’asphyxie », déclarait Christian Bernard en 2008 alors qu’il invitait John Armleder à regarder les collections publiques de la ville de Toulouse pour les donner à voir autrement au sein du musée des Abattoirs, « pour introduire une crise dans le musée même, une crise de sa représentation et de sa manière de se représenter l’art. De ce point de vue, l’artiste a une légitimité plus grande que le commissaire ou le directeur de musée », précisait l’ancien directeur du Mamco.

Carlos Schwabe (1866-1926) La Vague, 1907, huile sur toile, 196 x 116 cm Inv. CR 0161. Don d’Ombre Schwabe, 1932 © MAH, photo : Y. Siza

L’exposition genevoise articule les notions de décor, d’appropriation et fait appel à
l’ornement en tant que dispositif conceptuel. Afin de permettre au public d’appréhenderdifféremment les collections déjà connues, l’interactivité est de mise pour favoriser la rencontre entre les objets et le public, du canapé à mémoire de forme au selfie pour Instagram. Concrètement, vous êtes invité.e.s au rez-de-chaussée du musée comme dans des appartements où tous les styles sont réunis dans un télescopage décomplexé entre les différentes périodes de l’histoire, au-delà des habitudes muséales et d’une certaine censure en vigueur. Dans cet espace, par essence privé, mais rendu ici public, la cuisine et la salle de bains sont à découvrir en entrant à gauche, la fameuse salle des armures se fait jardin et la salle d’honneur du château de Zizers, écrin pour une séance de spiritisme ; enfin, une boutique de mode s’organise dans l’une des salles palatines, les items présentés défilant sur un tapis roulant à l’instar des plats japonais dans un bar à sushis.

Charles-Albert Angst (1875-1965) Recueillement, 1931 Plâtre, 110 x 60 x 75 cm Musée d’art et d’histoire de Genève Inv. BA 2005-0088 © MAH, photo : B. Jacot-Descombes

En 2016, devant The Floating Piers, Christo déclarait avec enthousiasme dans Le Parisien
que « les gens venaient de partout pour marcher vers nulle part. Pas pour faire du shopping, pas pour rencontrer des amis. Ils ne faisaient que marcher, vers nulle part ». Pour l’artiste- curatrice autrichienne invitée par le directeur Marc-Olivier Wahler, « “Marcher sur l’eau ” fait référence à ce moment où l’on essaie quelque chose de nouveau. Va-t-on y arriver ou pas ? Allons-nous être capables de marcher sur l’eau »? Pour illustrer ce propos, le scénario met l’accent sur plusieurs œuvres évoquant l’eau, comme les exemples mentionnés plus haut ou comme La Fontaine personnifiée (1837) de Jacques-Laurent Agasse, allégorie d’une source, peinte dans la veine du romantisme anglais. Par ailleurs, les études pour La Mer du début du siècle passé réalisées par Carlos Schwabe ont la particularité d’être inquiétantes et menaçantes, voire même comme effrayées par leur propre vision. Yeux écarquillés, bouches ouvertes, ces femmes semblent au bord du délire. Leurs attitudes théâtrales ont été rapprochées des patientes de la Salpêtrière à Paris, photographiées à l’époque pour des études sur l’hystérie du Docteur Charcot. Entre délire et vision, ce spectacle de la folie qui fascinait l’artiste allemand formé à Genève fait peut-être écho à l’actualité bouleversée de cette dernière année. Peut-être en effet qu’avec la crise sanitaire qui sévit depuis des mois,
l’intervention de Jakob Lena Knebl a le mérite de nous pousser à voir les choses
différemment en s’appuyant sur la diversité des codes et des modes dans un monde
actuellement en mal de culture et de futur.

Karine Tissot

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