Le Centre Pompidou consacre au peintre Georges Mathieu une superbe rétrospective à la Monnaie de Paris. L’occasion de redécouvrir cet artiste iconique et baroque, longtemps méconnu par la critique.
Paris rend à Georges Mathieu la monnaie de sa pièce. Cinquante ans après sa dernière rétrospective, cela ne manque pas de piquant. Pourquoi les spécialistes s’avisent-ils enfin de l’importance de cette œuvre jusqu’alors confinée dans les réserves du Centre Pompidou ? On apprend que la chute d’une planche avait endommagé cet Hommage au maréchal de Turenne devant quoi les visiteurs s’inclinent aujourd’hui avec une admiration mêlée de stupeur. L’esprit de Georges Mathieu voulait sans doute manifester ainsi sa désapprobation de l’indifférence avec laquelle les milieux culturels traitent encore sa peinture et son héritage. Mathieu, bien sûr, ce n’est pas sérieux. Il faut saluer Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou, d’avoir voulu rompre cette lente injustice. La rétrospective qu’il lui consacre à l’hôtel de la Monnaie de Paris rembourse Mathieu du purgatoire où certains croyaient encore pouvoir tenir son œuvre. Peintre kitsch, fumiste, ringard, publicitaire – quelles calomnies ses admirateurs n’ont-ils pas lues imprimées ? quels mensonges n’ont-ils pas soufferts ? Il faut revoir les images bouleversantes du vieux Mathieu arpentant sa dernière exposition aux petites écuries de Versailles, son impatience devant l’incompréhension des jeunes curateurs : « Vous voyez bien que ce tableau gondole, Mademoiselle ! Il suffirait de taper dans les coins ! Personne ne m’écoute jamais ! » Se trouve-t-il encore quelqu’un pour fleurir sa tombe provisoire au cimetière Montmartre ? Aucun éditeur a-t-il mesuré l’urgence d’en publier une première biographie exhaustive ? Mathieu catholique, Mathieu monarchiste, Mathieu ringard, Mathieu dépassé : vingt ans d’oubli, c’est surtout vingt ans d’injustice. On éprouve une satisfaction étrange à contempler aujourd’hui l’immense portrait suspendu aux colonnades de la Monnaie : Mathieu s’y dresse en majesté, les manchettes de sa chemise retroussées à la mousquetaire, un tube de peinture serré comme un détonateur entre ses doigts. Il semble qu’une marche triomphale accompagne les frémissements de l’affiche. La revanche, parfois, ressemble aux arbres du quai de Conti.

Mathieu nous conduit lui-même à travers les salons royaux de la Monnaie, où cinquante ans de création s’offrent en coupe régulière. On peine à croire que ces toiles aient été peintes il y a plus d’un demi-siècle. Cette vigueur, cette jeunesse ont-elles rien de commun avec l’art officiel des années Pompidou ? Il faudrait installer dans chaque salle un écriteau : « Attention, peinture fraîche. » D’absurdes captations montrent Mathieu nouant comme un marathonien des bandes élastiques autour des mollets avant de s’élancer, superbe, au travers de ses propres tableaux. Les bustes de Louis XVI et de Louis XVIII contemplent depuis leurs niches cette fureur d’abstraction en grand format. Chaque toile ouvre une campagne guerrière où toutes les forces, les rythmes, les couleurs semblent accorder leur violence jusqu’au triomphe de l’œuvre accomplie. Mathieu ressemble au minotaure, ses improvisations laissent des marques rouges sous les ors de Versailles. Comment n’en éprouverait-on aucun trouble ? Les signes fleurissent en torsades électriques, les couleurs éclatent comme des grenades, l’architecture musicale des motifs résonne en contrepoint sous les colonnes doriques. Il faudrait une hypocrisie bien forte pour assumer encore que la production de Mathieu se résume au même tracé calligraphique dont la reproduction sur les affiches Air France a longtemps assuré sa notoriété. Chaque salle offre une rétrospective miniature des multiples périodes ayant marqué son œuvre et sa manière : on s’étonne devant les coulées amiotiques des Limbes, on s’émeut face aux radiographies électriques des Villes, on s’enthousiasme pour l’exubérance des toiles Grand Siècle, on se recueille avec les toiles zen blanches et mauves, on se déchaîne parmi les grandes Batailles ou les Victoires monumentales. Il n’est pas jusqu’aux derniers dessins de Mathieu, si déchirants dans leur austère nudité, qu’on ne retrouve avec exaltation au sous-sol de l’exposition. Mathieu frise ses moustaches à la manière d’un torero livrant sa première corrida : la peinture est une lutte à mort, un cérémonial de gloire et d’érotisme.

Mathieu surprend, Mathieu détonne, Mathieu séduit. Sa longue écriture de parade imprime une série de médailles réalisées spécialement en 1971 pour les ateliers de la Monnaie. On demeure ébloui devant les extraits du superbe Mathieu ou la fureur d’être réalisé par Frédéric Rossif : documentariste animalier, il filme Mathieu en fauve baroque, ruant contre les murs de son atelier à la manière d’un lion à moustaches, sa crinière bariolée d’éclaboussures rouges et jaunes. Vangelis improvise derrière lui une suite au synthétiseur pour accompagner ses éructations. Mathieu trace des diagonales voltaïques au gant de crin, il plonge un chiffon dans la peinture blanche avant d’en fouetter la toile. On retrouve sur chaque tableau la projection des gouttelettes figées comme une sueur à la surface. Les tubes laissent de lourds dépôts noirâtres au milieu des signes qu’il improvise en contrepoint. Malraux avait raison, qui assurait trouver en Mathieu le premier calligraphe de la civilisation occidentale. Et Cocteau d’affirmer : « Georges Mathieu est un grand seigneur, tout ce qu’il touche devient féodal et noble. » Cela tient certainement à ce que Mathieu, avant-gardiste bourbonien, choisisse toujours le titre de ses œuvres pami les évènements fondateurs de la monarchie capétienne. Une invitation ancienne présentée à la Monnaie annonce l’exposition des « Œuvres récentes de Mathieu (époque carolingienne) » – et cette parenthèse porte à elle seule plus de subversion qu’aucun happening contemporain. Maître d’un ballet extatique et lunaire, Georges Mathieu ouvre son petit Versailles à toutes les fantaisies, toutes les accélérations de la peinture abstraite. On demeure ébloui devant son grandiose Hommage à Monsieur de Vauban comme devant une fresque de Charles Le Brun. Il y a du Louis XIV chez ce petit homme nerveux et fantasque. Du David Bowie aussi, mais un Bowie doré sur tranche, promenant sa longue silhouette fluorescente sur les marches de Trianon. Mathieu frappe un rythme neuf dans les salons de la Monnaie, sa peinture éclate entre les colonnades. On voudrait s’attarder encore devant certains tableaux moins célèbres – ces dessins à l’encre bleue, presque délavée, où se mêle un peu de rouge, ces improvisations lyriques, blanc sur blanc, avec juste ce qu’il faut de gris pour relever le motif – tout en regrettant que la dernière période de son œuvre, malgré la complicité de la galerie Perrotin, qui en possède les plus belles illustrations, demeure si mal représentée. Sans doute, cela doit donner lieu à une seconde exposition. Mathieu mérite tous les hommages, toutes les exubérances. Il n’est pas jusqu’aux arbres, en ressortant de la Monnaie, qui ne semblent imiter ses tableaux. Descendu sur les quais, on serre dans sa poche un exemplaire de la pièce de 10 francs comme un talisman alchimique. Mathieu, lui, ne craint plus personne.

