PIERRE ROSENBERG ENTRETIEN

© Photo : Suzanne Nagy
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Président-directeur honoraire du Louvre qu’il a dirigé de 1994 à 2001, académicien, Pierre Rosenberg est sans doute l’historien de l’art français le plus connu. Grand connaisseur de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles, il a publié des ouvrages de référence sur les frères Le Nain, Poussin, La Tour, Chardin et David, organisé des dizaines d’expositions et formé toute une génération de conservateurs de musée. Alors qu’il s’apprête à achever son grand œuvre, un catalogue raisonné des peintures de Poussin, nous l’avons rencontré dans sa demeure parisienne, au milieu de ses livres et des tableaux de sa collection, compagnons d’une vie dédiée à l’art et aux musées. Vous êtes censé avoir pris votre retraite en 2001, mais vous n’avez jamais semblé aussi actif : vous parrainez de nombreuses expositions, vous rédigez les préfaces de leurs catalogues, comme, cette année, pour l’exposition sur Venise au Grand Palais et celle sur la collection Motais de Narbonne à Orléans ; il y a un an, vous étiez commissaire d’une exposition sur Le Massacre des Innocents de Poussin à Chantilly… Sans compter vos publications sur le dessin français et vos travaux sur Nicolas Poussin. Pierre Rosenberg : Sans compter, surtout, sur la publication très prochaine du corpus des dessins italiens de la collection Mariette, qui paraîtra sans doute en janvier et représente trois volumes et deux-mille-neuf-cents images. C’est un travail un peu fou car Mariette était le plus grand collectionneur du XVIIIe siècle. La partie italienne de sa collection était très importante et...

Président-directeur honoraire du Louvre qu’il a dirigé de 1994 à 2001, académicien, Pierre Rosenberg est sans doute l’historien de l’art français le plus connu. Grand connaisseur de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles, il a publié des ouvrages de référence sur les frères Le Nain, Poussin, La Tour, Chardin et David, organisé des dizaines d’expositions et formé toute une génération de conservateurs de musée. Alors qu’il s’apprête à achever son grand œuvre, un catalogue raisonné des peintures de Poussin, nous l’avons rencontré dans sa demeure parisienne, au milieu de ses livres et des tableaux de sa collection, compagnons d’une vie dédiée à l’art et aux musées.

Vous êtes censé avoir pris votre retraite en 2001, mais vous n’avez jamais semblé aussi actif : vous parrainez de nombreuses expositions, vous rédigez les préfaces de leurs catalogues, comme, cette année, pour l’exposition sur Venise au Grand Palais et celle sur la collection Motais de Narbonne à Orléans ; il y a un an, vous étiez commissaire d’une exposition sur Le Massacre des Innocents de Poussin à Chantilly… Sans compter vos publications sur le dessin français et vos travaux sur Nicolas Poussin.

Pierre Rosenberg : Sans compter, surtout, sur la publication très prochaine du corpus des dessins italiens de la collection Mariette, qui paraîtra sans doute en janvier et représente trois volumes et deux-mille-neuf-cents images. C’est un travail un peu fou car Mariette était le plus grand collectionneur du XVIIIe siècle. La partie italienne de sa collection était très importante et essayer de la reconstituer, retrouver les dessins, s’assurer que les attributions sont toujours valables aujourd’hui, est un travail considérable.

Pour répondre à la question, lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai eu le choix de revenir à mes amours premières, comme l’histoire du cinéma, de faire le tour du monde ou bien de me remettre d’emblée au travail. J’ai immédiatement pris la décision de reprendre mes recherches et je me suis retrouvé dans la situation de quelqu’un ayant plus de travail que lorsqu’il était en poste. Avec une grande différence cependant : quand on dirige le Louvre, on a deux mille deux cents personnes sous ses ordres et on tremble tous les jours de la catastrophe qui peut survenir. Or, du jour au lendemain, je n’ai plus eu ces responsabilités. Je n’avais plus cette espèce d’épée de Damoclès qu’ont les conservateurs au-dessus de leur tête et que le monde universitaire, c’est certain, ne connaît pas.

Nicolas Poussin Le Massacre des Innocents, vers 1627-1628 Huile sur toile, 147 x 171 cm, musée Condé, Chantilly

Revenons aux débuts. Vous entrez au Louvre dès 1962, où vous ferez toute votre carrière.

J’y suis entré très jeune, un peu par hasard : il n’y avait pas encore de concours des conservateurs à l’époque. Le département des peintures était alors dirigé par Germain Bazin, qui ne m’aimait pas beaucoup, mais dont l’assistante, Adeline Hulftegger, spécialiste de peinture allemande, m’appréciait et a souhaité que j’entre au département. À l’époque, Bazin ne s’entendait pas du tout avec Malraux, or celui-ci avait entendu parler de moi. Cette alliance Hulftegger/Malraux a fait que j’ai été nommé alors que je me trouvais aux États-Unis, à Yale, comme boursier Focillon. J’ai reçu un télégramme de Malraux – que je crois avoir égaré depuis – m’annonçant ma nomination au Louvre. Je suis donc entré au Louvre relativement jeune, mais j’avais déjà organisé à Rouen, en 1961, une exposition intitulée Poussin et son temps.

Poussin a toujours été vénéré par les artistes et il l’est encore aujourd’hui par nombre d’entre eux, comme Jeff Koons. Il reste un peintre pour les peintres…

Votre passion pour Poussin, dont vous êtes le plus grand spécialiste, a donc précédé votre entrée au Louvre. Comment avez-vous découvert l’artiste et la peinture française du XVIIe siècle ?

À l’époque de mes études, j’ai beaucoup hésité : au début, je souhaitais faire de l’égyptologie. La directrice du département égyptien du Louvre aurait d’ailleurs bien voulu que j’entre dans son service. Mais, à ce moment-là, ont commencé les guerres israélo-égyptiennes et j’ai hésité et c’est ainsi que je suis tombé dans la peinture. À l’époque, j’ai commencé par m’intéresser à la peinture des Primitifs italiens plutôt qu’au XVIIe siècle français. J’ai été amené à me pencher sur Poussin en travaillant au catalogue des tableaux français et italiens des XVIIe et XVIIIe siècles du musée de Rouen, musée qui conservait, à l’époque, un tableau de Poussin. Qui plus est, Rouen c’est la Normandie, et la Normandie c’est Poussin, puisqu’il est né aux Andelys en 1594. Puis s’est présentée l’opportunité d’organiser à Rouen cette exposition Poussin : voilà comment je suis tombé dans la marmite poussinienne.

Poussin est un peintre difficile, un peintre mental, intellectuel, il faut du temps pour apprécier ses tableaux qui sont aussi riches qu’un livre ouvert. Vous le considérez pourtant comme « le plus grand peintre français », pour reprendre votre mot. Il semble cependant qu’une bonne partie du public ait du mal à l’apprécier.

C’est, bien sûr, un peintre très difficile, qui a mis la barre très haut et aujourd’hui, alors que les connaissances de la Bible et de la mythologie sont en chute vertigineuse, Poussin est devenu encore plus difficile. Il faut rester longtemps devant ses tableaux pour les comprendre, pour les apprécier : c’est un peintre qui demande du temps, denrée rare de nos jours. Il a tout de même deux publics qui demeurent des inconditionnels : les historiens de l’art mais surtout les artistes. Poussin a toujours été vénéré par les artistes et il l’est encore aujourd’hui par nombre d’entre eux, comme Jeff Koons. Il reste un peintre pour les peintres parce qu’il a traité avec ses pinceaux des sujets qu’on traite généralement avec des mots, or les artistes ont tous envie d’aborder les thèmes de la mort, de la providence, ces grands sujets dont Poussin sait admirablement parler. Il a, certes, un public restreint mais il fait partie des peintres incontournables.

Vous préparez depuis plusieurs années le catalogue raisonné de l’œuvre peint de Poussin après avoir publié, en deux volumes, celui des dessins. Où en êtes-vous de ce travail, qu’on imagine titanesque ?

Il me faut encore dix-huit mois. Ce sera mon testament car j’y ai travaillé toute ma vie. Il sera, je l’espère, critiqué et beaucoup de choses me seront reprochées mais il aura réuni tout ce que l’on sait

Nicolas Poussin Eliezer et Rebecca, 1648-1649, Huile sur toile, 118 x 199 cm Musée du Louvre, Paris

aujourd’hui sur Poussin ainsi que ce que l’on ne sait pas : les tableaux qui restent à retrouver, les provenances incertaines, le ou les propriétaires successifs de telle œuvre etc. J’ai déjà publié les quarante tableaux de Poussin du Louvre. Maintenant, de quarante il faut passer à trois cents. Et parmi les trois cents, certaines toiles n’existent plus, ce qui pose évidemment nombre de problèmes. Le catalogue raisonné d’Anthony Blunt est paru en 1966. Depuis, il y a eu des travaux considérables sur l’artiste, dus notamment à Jacques Thuillier, mais pas véritablement de catalogue complet. Celui de Blunt ne sera remplacé que par le mien, en 2020 je l’espère.

Est toujours en cours cette polémique sur la religiosité de Poussin, que certains voient comme un peintre athée, stoïcien, montaignien, d’autres, au contraire, lisant ses tableaux comme des œuvres empreintes d’une profonde piété. De quel côté de la querelle vous situez-vous ?

Difficile de répondre : à mon avis, Poussin n’a pas voulu qu’on le sache. Il n’a voulu survivre que par ses tableaux. Il n’a pas voulu de biographie, il s’est volontairement caché. La seconde réponse, ce sont les tableaux eux-mêmes qui la fournissent : autant devant une toile de Philippe de Champaigne on sait que c’est un peintre religieux, autant face aux tableaux de Poussin on devine une ambition plus grande. Qu’elle soit mythologique ou biblique, il y a autre chose que ce que l’histoire raconte dans une de ses toiles. Dans Eliezer et Rebecca, tableau bouleversant du Louvre, Eliezer, serviteur d’Abraham, arrive dans le désert à la recherche d’une femme pour Isaac : il sait que celle qui donnera à boire à ses chameaux sera l’épouse de son maître. Se présente alors cette femme, qui semble une humble servante et donne spontanément à boire aux chameaux. C’est la Providence qui apparaît. Voilà ce qui intéresse Poussin au-delà de l’épisode biblique : la question de la Providence, de la Fortune, du destin. Je ne sais pas vous répondre sur les convictions de l’homme mais il est clair que ses œuvres dépassent le simple critère de la religiosité.

Quand on achète une œuvre en vente publique en sachant ce qu’on acquiert, on a toujours peur d’être obligé de la rendre.

Un souvenir particulier concernant Poussin vous a-t-il marqué ?

J’ai vécu l’histoire un peu triste d’un tableau de Poussin, Olympos et Marsyas, que j’ai trouvé mal attribué à l’hôtel Drouot en 1969, que le Louvre a préempté pour 2’200 francs à l’époque et que nous avons été obligés de rendre à ses propriétaires en 1987 après un long jugement qui a considéré que nous savions ce que nous achetions alors que le vendeur ne savait pas ce qu’il possédait. C’est ce qu’on appelle l’arrêt Saint-Arroman, du nom des propriétaires du tableau, un arrêt qui fait que Poussin est très connu dans les milieux judiciaires : quand je rencontre un juriste, il connaît généralement Poussin uniquement pour cette raison. C’est un arrêt qui fait jurisprudence et gêne beaucoup le marché de l’art encore aujourd’hui. Quand on achète une œuvre en vente publique en sachant ce qu’on acquiert, on a toujours peur d’être obligé de la rendre. Ce tableau a donc été restitué à ses propriétaires qui se sont empressés de le vendre. Il a été acquis par Krugier, le grand marchand suisse, qui l’a revendu à sa mort. Il est ensuite passé par le marché en France et est revenu aujourd’hui en Suisse.

Parlons des musées et du monde de l’art. Contrairement à un certain type de conservateur cultivant la discrétion, vous aimez monter au créneau pour défendre les musées, le patrimoine, pour prôner l’enseignement de l’histoire de l’art au lycée…

L’enseignement de l’histoire de l’art était une idée d’André Chastel et a été une de mes grandes batailles – perdue hélas. J’ai toujours pensé que l’Italie, qui enseignait l’histoire de l’art de manière obligatoire au lycée, était exemplaire et que la France ferait bien de l’imiter. Je suis très pessimiste quant à l’avenir des musées et je trouve que les jeunes générations n’ont pas tout à fait compris les enjeux actuels. À cause des neuf millions de visiteurs du Louvre, on n’a pas pris conscience du fait que les musées sont tragiquement vides. Le succès des expositions n’est qu’un écran. Les musées sont, par ailleurs, devenus illisibles pour les visiteurs. Le minimum d’informations nécessaires pour apprécier un musée, ils ne l’ont plus. Je ne vois pas comment, à l’avenir, les entités qui financent les musées, privés comme publics, voudront continuer à le faire. La seule espérance serait qu’en effet accoure dans les musées un public éduqué. Je me suis toujours posé cette question : les foules innombrables que l’on voit au Louvre ont-elles plaisir à venir au musée ? Qu’il faille qu’il y ait ces foules, j’en suis le premier convaincu. Il y a toujours un pour cent d’entre eux qui découvrira la beauté des œuvres d’art en visitant un musée. Ce pour cent est indispensable. Rien que pour eux, il faut continuer. Mais, avouons-le, c’est peu. Et j’ai très peur que ce contraste entre quelques musées où il y a trop de monde et des centaines de musées vides fasse que ces derniers, qui sont la majorité, soient sacrifiés. Le grand moment des musées, le XXe siècle, est-il derrière nous ? Est-ce que d’autres formules les remplaceront ? Tout cela, je ne le sais pas. Mais moi, qui reste attaché au plaisir de visiter un musée, je ne peux que m’inquiéter.

Pourtant, les expositions n’ont jamais attiré autant de publics, à Paris comme ailleurs…

Les expositions, c’est vrai, jouent ce rôle. Mais faire des expositions sur un sujet pointu en province, cela n’attire pas beaucoup de monde. Et les municipalités propriétaires des musées souhaitent que l’on propose tous les jours une rétrospective Monet ou Van Gogh. Or, Monet ou Van Gogh sont très chers, cela ne peut plus se faire tandis que les expositions moins onéreuses, elles, séduisent moins de visiteurs… Les conservateurs de ces musées sont déchirés entre le besoin de faire venir le public, afin que les crédits de la ville continuent d’affluer, et la nécessité de faire progresser la science. Ce sont des questions fort compliquées mais je constate que, parmi les jeunes conservateurs, ceux qui ont trente ans semblent avoir pris conscience de l’enjeu. Je pense qu’ils vont mieux réfléchir aux solutions qu’il faut trouver à ces problèmes que leurs aînés. Mais conservateur est un métier très compliqué : s’il y a des pays où il existe une véritable appétence pour celui-ci, comme en France, certains pays connaissent une crise. Les Américains, par exemple, font appel aux Européens pour beaucoup de leurs musées, car ils n’ont pas les conservateurs qu’ils voudraient avoir. Et ceci, à la suite d’un enseignement en histoire de l’art qui, justement, au contraire de ce qu’il faudrait faire, est trop abstrait, trop loin des œuvres pour que ceux qui ont choisi cet enseignement puissent être utiles aux musées. Le musée est une institution merveilleuse mais il faut réfléchir aux moyens de l’adapter au nombre. Et il ne faut pas se réfugier dans l’espoir que les asiatiques sauveront les musées par leur fréquentation mais trouver des solutions qui, à mon avis, ne peuvent pas passer par les musées eux-mêmes mais uniquement par l’éducation nationale, par l’enseignement. C’est un problème qui n’est pas celui du ministère de la culture – et je ne dis pas cela pour le disculper, ses responsabilités sont nombreuses : mais c’est l’éducation nationale qui doit le résoudre.

On en revient donc au problème de l’enseignement de l’histoire de l’art. Il faudrait donc prendre pour modèle l’Italie ? Or, les musées italiens ne semblent pas se porter si bien que ça…

Il faut prendre sans hésiter l’Italie pour modèle même s’il y a, c’est vrai, une crise dans les musées italiens. Tout d’abord parce que les musées en Italie n’ont pas le même rôle que dans les autres pays. En Italie, ce qui est important c’est la ville, son patrimoine, le musée n’est qu’une partie de ce patrimoine, ce n’est qu’une annexe. Mais pour revenir au modèle italien : il suffit d’aller au Louvre et de voir les Italiens, qui y sont nombreux. Ils sont beaucoup plus à l’aise devant les œuvres que ne le sont les visiteurs des autres pays – Français inclus. Je cite toujours le même exemple : quand on les voit devant un tableau italien, même quand il a été acheté par François Ier à l’artiste lui-même – je pense à La Joconde, les Italiens disent : è nostro ! On sent que pour eux cela représente quelque chose. En France, le poids du patrimoine littéraire et historique est tel que les artistes sont passés au second plan. Un exemple : à Rome, au Panthéon, on trouve la tombe de Raphaël juste en face de celle des rois d’Italie. Et à Florence, à Santa Croce, celle de Michel-Ange près de celle de Galilée. En France, le seul peintre enterré au Panthéon de Paris est Joseph-Marie Vien, le maître de David, mort en 1809. Je ne sais pas s’il y est vraiment à sa place : qu’on y mette plutôt Poussin, David ou Cézanne !

Et les municipalités propriétaires des musées souhaitent que l’on propose tous les jours une rétrospective Monet ou Van Gogh. Or, Monet ou Van Gogh sont très chers…

L’art contemporain attire toujours plus les foules, bien plus que l’art ancien. Au Louvre, à Versailles on l’intègre dans la programmation : y voyez-vous un moyen vertueux d’aider le public à venir au musée ou bien cela le détournet-il de tout ce qui est « ancien » ?

Il faut essayer l’art contemporain car il faut tout essayer. Je l’avais fait en mon temps au Louvre. Quelque chose me trouble cependant : lorsque l’on se rend à un vernissage à Beaubourg, on constate que le public est complètement différent qu’au Grand Palais. Celui de l’art moderne et contemporain est beaucoup plus jeune, la différence d’âge est nette. Cela veut-il dire qu’il faut passer par l’art contemporain pour arriver à l’art ancien ? Des enquêtes de public sont en cours sur cette question, il sera intéressant de connaître leur résultat. L’art contemporain, c’est sûr, se porte bien : on le voit bien dans les villes de province par exemple. Quand on demande à un conservateur d’un musée en région s’il existe des collectionneurs dans sa ville, il répond : « uniquement d’art contemporain ». Cela signifie-t-il que l’art contemporain est plus facile à appréhender que l’art ancien ? Je n’en suis pas si sûr. Les grands artistes contemporains sont très cultivés, ils fréquentent les musées abondamment, ils possèdent une vraie culture en peinture ancienne. Les gens croient ces œuvres plus faciles, elles paraissent plus abordables au premier regard, pourtant les grands artistes contemporains ont les mêmes ambitions que les artistes du passé. Mais le public en prend-il conscience ?

L’Hôpital Saint-Jacques des Andelys, bâti entre 1781 et 1785 par Gambier à la demande du duc de Penthiévre, petit-fils de Louis XIV, et qui abritera le futur musée Nicolas Poussin.

Le fait est que pour comprendre l’art contemporain, il est moins nécessaire d’avoir lu la Bible et les Métamorphoses d’Ovide comme c’est le cas pour l’art ancien.

Oui, mais il y a d’autres références tout aussi complexes. Il y a cependant une vraie différence qu’il faut prendre en compte : on regarde les œuvres contemporaines bien plus vite que celles du passé. Les œuvres anciennes, il faut savoir s’arrêter devant elles et c’est là un réflexe qui a commencé à disparaître avec les impressionnistes. Jusqu’à leur époque, on prenait son temps pour admirer les œuvres d’art, d’autant plus qu’on était conscient qu’on ne les verrait probablement qu’une seule fois dans sa vie : quand on allait à Rome pour découvrir Raphaël ou Guido Reni, on savait qu’on ne ferait le voyage d’Italie qu’une seule fois. Il faut mener une rééducation du public mais cela est, par définition, très compliqué puisqu’on part de loin.

Il reste cependant quelques noms du passé qui attirent les visiteurs autant voire plus que Koons ou Hirst : Léonard, Caravage, Rembrandt…

Certes, mais cette liste est très courte, elle se compte sur les doigts d’une main : en font partie également Vermeer, les impressionnistes, Van Gogh. Il y a des phénomènes de mode. Vous avez cité Le Caravage, c’est un phénomène nouveau. Il y a quelques années, on n’en parlait pas. L’Italie a connu des phases variées : il y a eu l’étape Raphaël, puis celle Piero della Francesco, celle Giotto et, enfin, celle Caravage, qui a remplacé les précédentes. Mais cette mode passera, comme les autres.

Au fond, on s’imagine que ce sont des institutions fixes, or elles sont extrêmement vivantes et l’impact qu’ont ses directeurs sur le Louvre est considérable.

Vous avez quitté la direction du Louvre en 2001, où vous avez piloté la dernière phase du grand projet mitterrandien de rénovation du musée. Près de vingt ans plus tard, quels sont, à votre avis, les nouveaux défis que doit affronter l’institution, les projets qu’elle doit mettre en œuvre ?

Chaque directeur du Louvre a ses idées, ses conceptions sur ce point. Ce qui me frappe, pour ne pas répondre directement à la question, c’est qu’on sous-estime le rôle qu’ont, dans les musées, ceux qui les ont dirigés. Quand on visite un musée de province en France, on voit très bien qu’il y a eu, à un moment, un conservateur ayant mené une vraie politique d’acquisition et qu’il y en a eu un avant et un après lui qui n’ont rien fait. Au fond, on s’imagine que ce sont des institutions fixes, or elles sont extrêmement vivantes et l’impact qu’ont ses directeurs sur le Louvre est considérable : mon successeur, Henri Loyrette, s’est intéressé à la création d’antennes du musée, à savoir le Louvre Abou
Dhabi et le Louvre Lens. Personnellement, je me suis beaucoup intéressé à la création d’un service du mécénat qui n’existait pas avant moi. À l’heure actuelle, le directeur du Louvre, M. Martinez, est un archéologue et il a tendance à privilégier ce domaine contrairement à ses prédécesseurs, qui étaient tous des hommes de la peinture.

Vous êtes toujours très actif quand il s’agit de soutenir de nouvelles expositions explorant l’art français des XVIIe et XVIIIe siècles, quels sont les prochains projets dans ce domaine ?

Il reste beaucoup d’expositions à faire dans le domaine des tableaux comme des dessins. Je viens de terminer un court texte pour une exposition qui aura lieu à Rennes et Nantes, consacrée à la peinture française du XVIIIe siècle en Bretagne. Je dis dans ce texte qu’une grande exposition sur la nature morte française au XVIIe et au XVIIIe siècles serait une exposition à faire. Ce qu’il faut toujours avoir en tête, c’est qu’une exposition qui ne survit pas par son catalogue est une exposition qu’il ne faudrait pas faire. L’histoire de l’art doit progresser alors qu’en peinture, il n’y a pas de progrès – Picasso n’est pas mieux que Cézanne. Or, ces dernières années, ce progrès s’est plus fait à travers les catalogues d’exposition que par les monographies ou les ouvrages divers et variés. Cela montre que les expositions jouent un vrai rôle. Je trouve, cependant, que beaucoup de catalogues actuels ne sont composés que par des essais ou dotés de notices très insuffisantes : je crains qu’il n’y ait une dérive des catalogues, qui ne sont plus un genre en soi comme ils l’étaient auparavant et se confondent avec le livre. Les vieux catalogues d’exposition représentaient énormément de travail alors qu’il est bien plus facile de demander à quatre personnes d’écrire de courts essais. Et comme il y a une inflation d’expositions, on s’en remet de plus en plus à cette facilité.

Parlons des collectionneurs (vous en êtes-un vous-même) : vous avez toujours affirmé l’importance de leur rôle dans l’écosystème du monde de l’art, qui reste méconnu car, généralement, les collectionneurs laissent peu de traces écrites. La Suisse en possède un grand nombre, les connaissez-vous ?

Absolument et, parmi eux, celui que je connais le mieux est Jean Bonna, à Genève, qui est l’un de mes mécènes pour le projet Mariette. C’est un grand collectionneur de dessins et de livres et j’ai pour lui beaucoup d’admiration. Mais la question que je me pose est la suivante : y a-t-il une Suisse dans le monde des collectionneurs ou trois Suisses – romande, allemande et italienne ? Quand je vois le public de la Fondation Gianadda, je constate qu’il n’y a pratiquement que des francophones bien qu’on soit tout près de la Suisse allemande et non loin du Tessin. J’ai l’impression qu’il existe une sorte de frontière artistique entre ces trois entités. Il y a, quoiqu’il en soit, de nombreux collectionneurs d’art moderne et impressionniste en Suisse, moins d’art ancien me semble-t-il. Leur rôle à tous est fondamental : je répète toujours que les seuls d’entre nous qui iront au Paradis sont les collectionneurs.

Justement, vous avez choisi de léguer votre collection de peintures et de dessins ainsi que votre bibliothèque et votre documentation à la petite ville des Andelys, dans une boucle normande de la Seine. Pourquoi ce choix, disons confidentiel, plutôt qu’un grand musée à Paris ?

Il y a plusieurs raisons : d’abord parce que Poussin y est né, en 1594. Mais aussi parce que se trouve, aux Andelys, un bâtiment merveilleux de la fin du XVIIIe siècle, l’hôpital Saint-Jacques. L’activité hospitalière sera déménagée ailleurs dans peu de temps. L’édifice va donc se retrouver vide et le consacrer à Poussin, notre plus grand peintre, en créant autour de lui un musée qui regroupe ses œuvres et celles de ses contemporains tout en étant un centre de recherches, s’impose. Le projet n’avance pas aussi vite que je l’espérais, hélas. S’il ne se concrétise pas aux Andelys, je le ferai ailleurs car les candidats ne manquent pas : j’ai toujours considéré ma collection comme une sorte d’appât pour créer ce centre de recherches sur le XVIIe siècle français.

C’est un projet normand, qui implique les pouvoirs politiques locaux, mais ce devrait être, j’en suis de plus en plus convaincu, un projet présidentiel. Emmanuel Macron ne soutient qu’un chantier culturel à l’heure actuelle, celui du musée de la francophonie  à Villers-Cotterêts. Or il coûte très cher, deux-cent-cinquante millions d’euros, car il faut entièrement restaurer ce vaste château en ruines, où l’on ne sait pas vraiment ce que l’on va exposer : qu’est-ce que la francophonie en termes d’images et d’objets ?

Il y a de nombreux collectionneurs d’art moderne et impressionniste en Suisse, moins d’art ancien me semble-t-il. Leur rôle à tous est fondamental : je répète toujours que les seuls d’entre nous qui iront au Paradis sont les collectionneurs.

Le projet des Andelys, en revanche, est clair et il dépasse la seule question de la peinture car Nicolas Poussin représente aussi ce moment où le flambeau des arts passe de l’Italie à la France, non seulement en peinture mais aussi en littérature, au théâtre, en architecture, avec les arts décoratifs. Mon but est que ce musée puisse devenir un centre de recherches sur la France du XVIIe siècle, comme cela existe aux États-Unis avec le Getty ou en Grande-Bretagne avec le Warburg et le Courtauld Institute. Une telle institution fait encore défaut en France et si je peux aider à lui faire voir le jour, alors mes amours poussiniennes n’auront pas été vaines.

EN QUELQUES MOTS…

Qu’est-ce qui vous émeut…

…dans un objet?
Le basset de Napoleone Martinuzzi (en verre de Murano).

…dans une peinture?
J’étais ces jours-ci à Munich : les étoiles dans le ciel de la Fuite en Égypte d’Elsheimer de la Alte Pinakothek. Le chat sur Le Faucon de Pierre Subleyras (parmi bien des chats peints notamment par Chardin et Boucher, sans oublier Lorenzo Lotto).

…dans une sculpture?
Tout bêtement les frises du Parthénon ; Donatello.

…dans une photographie?
Sarah Bernhardt de Nadar.

…dans un livre?
La mort de Bergotte dans La Recherche du temps perdu, c’est bien banal.

…dans une musique?
La fin du second acte de Tristan de Richard Wagner.

…dans une architecture?
La Florence du XVe siècle.

Si vous deviez choisir une œuvre…

…dans la peinture?
Eliézer et Rebecca de Poussin au Louvre. Tout Poussin sans oublier Chardin.

…dans la sculpture?
Diderot par Houdon.

…dans la musique?
Les Nuits d’été de Berlioz.

…dans l’architecture?
L’église des Frari à Venise.

…dans la littérature?
Un cœur simple de Flaubert.

…dans le cinéma ?
Une Partie de campagne de Jean Renoir.

Photographie de l’actrice francaise Sarah Bernhardt, par Félix Nadar, vers 1864
Adam Elsheimer La Fuite en Égypte, 1609 Huile sur cuivre, 31 x 41 cm Alte Pinakothek, Munich

PARCOURS

1936 | Pierre Rosenberg naît à Paris, le 13 avril. Ses parents, Karl Rosenberg et Gertrud Nassauer, allemands, se réfugient en France à l’avènement d’Hitler en 1933.

Pendant la guerre, sa famille se rend en zone libre pour échapper aux rafles. Les Rosenberg sont cachés par deux familles, d’abord dans le Lot-et-Garonne puis, à partir de 1943, en Gironde.

En 1942, Pierre Rosenberg, âgé de six ans, est arrêté par la gendarmerie française et conduit au commissariat de Duras mais il est libéré par les villageois et regagne la clandestinité. À la Libération, la famille s’installe à Paris. Pierre Rosenberg obtient une licence de droit tout en étudiant à l’École du Louvre. Il choisit une carrière d’historien de l’art.

1961-1962 | Il est lauréat de la Bourse Focillon, ce qui lui permet de résider à l’université Yale pendant un trimestre.

1962 | Il entre comme assistant au département des peintures du musée du Louvre, où il fera toute sa carrière.

De 1981 à 1993 | Il est également conservateur du musée national de l’Amitié franco-américaine de Blérancourt.

1987 | Il est nommé directeur du département des peintures du Louvre.

1994 | Il publie, avec Louis-Antoine Prat, le catalogue raisonné des dessins de Nicolas Poussin en deux volumes.

Octobre 1994 | Il devient président-directeur du musée du Louvre, où il dirige la dernière phase de réaménagement du musée voulu par François Mitterrand.

1995 | Il est élu au fauteuil 23 de l’Académie française, où il succède à Henri Gouhier. Il est reçu sous la coupole par José Cabanis. Pierre Rosenberg est, avec Jean Clair, élu en 2008, le seul historien de l’art parmi les Immortels.

Avril et mai 1996 | À la National Gallery of Art de Washington, il prononce les célèbres Mellon Lectures.

2001 | Il quitte la direction du musée du Louvre, dont il demeure président-directeur honoraire.

2007 | Il publie un Dictionnaire amoureux du Louvre aux éditions Plon.

2011 | Il publie le catalogue de la collection de dessins de l’école française de Pierre-Jean Mariette.

2015 | Il publie le catalogue raisonné des peintures de Nicolas Poussin conservées au musée du Louvre.

La cour Napoléon du Musée du Louvre, et sa pyramide, à la tombée de la nuit.
© PHOTO : BENH LIEU SONG – WIKIMEDIA COMMONS

Propos recueillis par Tancrède Hertzog

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