Printemps sacré

printemps
[vc_row][vc_column][vc_column_text] L’exposition Vienne 1900 réunit des œuvres de Klimt, Kokoschka, Gerstl et Moser, quatre peintres hantés par l’éros et la mort. Vienne 1900 : le temps et le lieu d’un renouveau créateur peut-être unique dans l’histoire culturelle européenne. On ne s’étonne pas que Gustav Klimt ait donné, à la revue qu’il commença de publier alors, le nom de Ver sacrum (Printemps sacré), par allusion au vieux rite romain qui, à la saison des fleurs, envoyait des jeunes gens hors de la cité, avec pour mission d’en fonder une nouvelle. Rite printanier, oui. Mais le printemps, saison de la vie renaissante, est aussi celle de la mort (bien plus que l’hiver, simple sommeil). La montée de la sève ne va pas sans douleur. Le printemps, comme l’adolescence humaine, est fragilité, anxiété, angoisse devant la lumière. Le joli mois de mai, c’est le moment de la faiblesse du corps, de la sensibilité blessée, de la déchirure de l’être sur lui-même, comme le bourgeon se déchire lentement sur la fleur. À Vienne, en 1900, jetant sur les ténèbres de l’inconscient une lumière printanière, donc terrible et débilitante, Sigmund Freud publie l’Interprétation des rêves, livre fondateur de la psychanalyse. Presque au même moment, le compositeur Hugo Wolf tente de se suicider ; hanté par le génie, puis par la folie, il mourra trois ans plus tard, l’année même où se donne la mort le tout jeune Otto Weininger, auteur fulgurant de Sexe et caractère. Vienne 1900, c’est encore la ville et le temps d’Arthur Schnitzler, médecin...

[vc_row][vc_column][vc_column_text]

L’exposition Vienne 1900 réunit des œuvres de Klimt, Kokoschka, Gerstl et Moser, quatre peintres hantés par l’éros et la mort.

Vienne 1900 : le temps et le lieu d’un renouveau créateur peut-être unique dans l’histoire culturelle européenne. On ne s’étonne pas que Gustav Klimt ait donné, à la revue qu’il commença de publier alors, le nom de Ver sacrum (Printemps sacré), par allusion au vieux rite romain qui, à la saison des fleurs, envoyait des jeunes gens hors de la cité, avec pour mission d’en fonder une nouvelle. Rite printanier, oui. Mais le printemps, saison de la vie renaissante, est aussi celle de la mort (bien plus que l’hiver, simple sommeil). La montée de la sève ne va pas sans douleur. Le printemps, comme l’adolescence humaine, est fragilité, anxiété, angoisse devant la lumière. Le joli mois de mai, c’est le moment de la faiblesse du corps, de la sensibilité blessée, de la déchirure de l’être sur lui-même, comme le bourgeon se déchire lentement sur la fleur.

À Vienne, en 1900, jetant sur les ténèbres de l’inconscient une lumière printanière, donc terrible et débilitante, Sigmund Freud publie l’Interprétation des rêves, livre fondateur de la psychanalyse. Presque au même moment, le compositeur Hugo Wolf tente de se suicider ; hanté par le génie, puis par la folie, il mourra trois ans plus tard, l’année même où se donne la mort le tout jeune Otto Weininger, auteur fulgurant de Sexe et caractère. Vienne 1900, c’est encore la ville et le temps d’Arthur Schnitzler, médecin et écrivain, qui comme Freud éclaire d’une lumière impitoyable les profondeurs cachées de la psyché humaine. Et n’oublions pas Karl Kraus, dont la pensée aiguë décape le langage mensonger de la bourgeoisie régnante ; n’oublions pas Georg Trakl, ce grand poète qui mourra suicidé en 1914. N’oublions surtout pas cet autre enfant de Vienne, Arnold Schönberg, qui s’apprête à créer une musique inouïe, bouleversant les fonctions tonales, et avec elles les certitudes de notre conscience artistique. Ver sacrum, oui, mais le printemps porte la mort et le sacré fait trembler.

*

C’est dire que les quatre peintres mis en évidence par le Leopold Museum ne nous proposent pas des œuvres précisément riantes. Mais l’art, par définition, transcende la douleur qui le fait naître, ou qu’il exprime. Et même lorsqu’elles sont sinistres ou morbides, les peintures de ces quatre Viennois sont un cri vers la vie – bref, un printemps. Ces quatre hommes représentent deux générations. La première est celle de Gustav Klimt (1862-1918) et Koloman Moser (1868-1918). La seconde, celle d’Oskar Kokoschka (1886-1980) et de Richard Gerstl (1883-1908). Mais l’œuvre du premier nommé a marqué celle des trois autres.

Fils d’orfèvre et d’abord décorateur, inspiré par le symbolisme et les estampes japonaises, Gustav Klimt ne tarde pas à scandaliser la Vienne académique et pudibonde par des œuvres où l’érotisme, comme il se doit, est frère de la mort. Il peint une Pallas Athéna dont le cou, second visage, est une tête de Gorgone qui nous tire la langue. Sous prétexte de représenter, dans le hall d’entrée de l’Université, la Philosophie, la Médecine et la Jurisprudence, il agresse le spectateur avec des sphinges, des nudités féminines offertes, des cadavres, un criminel nu qu’enserre une pieuvre géante. Donnant à ses peintures l’aura monumentale, religieuse et dorée des mosaïques de Ravenne (découvertes au cours d’un voyage), il peindra le fameux Baiser, apothéose d’une magnifique intensité… mais les amants semblent prisonniers d’une étreinte d’or à laquelle, peut-être, ils ne veulent pas survivre. Vie et mort, comme Les trois âges de la femme, placent la vieillarde ou le squelette à gauche du tableau, et le spectateur, pour qui la flèche du temps va de gauche à droite, est contraint de comprendre que la mort est l’origine de la vie.

Klimt a su donner à l’art décoratif une puissance et une autorité rares. Si ses peintures sont des décors, c’est au sens où le ciel piqué d’étoiles et la terre piquetée de cadavres sont le décor de notre vie.

Koloman Moser, son contemporain, cofondateur du mouvement Sécession, et qui travailla lui aussi pour Ver sacrum, se distingue pourtant assez nettement de Klimt, comme des deux autres peintres du quatuor dont nous parlons. Il fut très marqué par l’influence de Ferdinand Hodler : sa Vénus dans la grotte, de 1914, est plus réaliste, moins fantastiquement ornementale que les œuvres de Klimt. Mais il n’en est pas moins capable d’une audace décorative qui le conduit aux limites de l’abstraction, comme dans sa Loïe Fuller de 1910. D’ailleurs, l’érotisme et la mort sont presque aussi présents dans son œuvre que dans celle de son grand aîné.

*

Oskar Kokoschka fut le seul de nos quatre peintres à traverser presque tout le vingtième siècle, lui qui mourut en 1980, sur les bords du Léman. Son art, après la fin de la Sécession, évolua vers un expressionnisme d’une rare puissance, et dont témoigne déjà l’Autoportrait qu’il peignit en 1918, l’année de la mort de Klimt et de Moser. Rien de décoratif, même au sens grandiose de Klimt. La touche est épaisse et large ; le corps du peintre et modèle se confond avec un paysage que semble soulever une houle. Un regard profondément désabusé, et comme indifférent à soi. Mais quelles épreuves Kokoschka n’avait-il pas traversées ! Engagé volontaire, il fut gravement blessé sur le front ukrainien, en 1915. Autre blessure, intime celle-là, sa rupture avec Alma Mahler, juste avant qu’il ne parte pour la guerre ; une rupture qui le rendit suffisamment fou pour lui donner l’idée, en 1918, de faire réaliser une poupée grandeur nature de son amante perdue, pour quelles cérémonies secrètes et torturantes ? Déjà sa fameuse Fiancée du vent, qui le représente avec Alma, semble moins le portrait de deux amants que de deux naufragés.

*

On peut comparer le sort de Richard Gerstl (1883-1908), à celui d’un Georg Trakl : tous deux se suicidèrent, tous deux furent doués d’un talent puissant et désespéré. L’Autoportrait devant un fond bleu semble au premier abord plutôt serein, hiératique, et l’on est frappé par sa sobriété, à mille lieues de la profusion d’un Gustav Klimt. Mais ce tableau trop paisible ne doit pas nous tromper. Plus on l’observe de près, plus la fixité de son regard peut nous faire peur. Autant que par Klimt, Gerstl sera marqué par Edvard Munch, sans parler de Van Gogh. Et bientôt, inextricablement, sa vie et son œuvre vont évoluer vers la catastrophe.

Cette vie est d’ailleurs caractéristique, outre sa fin tragique, d’une qualité de la Vienne 1900 : la fraternité des artistes mais aussi des arts. Kokoschka avait écrit pour le théâtre. Et la musique lui était familière, tout comme à Klimt, tenté par l’« œuvre d’art totale ». Peintres, musiciens, écrivains se fréquentaient, et leurs créations entraient en résonance : c’est Gerstl qui poussa Schönberg à se mettre à la peinture (Schönberg est l’auteur d’une œuvre picturale du plus haut intérêt) et qui le peignit avec sa famille, donc sa femme Mathilde. Et c’est alors qu’il devint l’amant de celle-ci. Mathilde finit par revenir à son mari, et Gerstl se suicida – devant un miroir, ultime autoportrait. Auparavant, ses œuvres étaient devenues de plus en plus tourmentées et visionnaires : celle qui représente La famille Schönberg est vraiment un portrait destructeur et détruit. Et malgré son titre, l’Autoportrait riant n’est guère moins terrible que le fameux Cri d’Edvard Munch.

Comment s’étonner que le renouveau de Vienne en 1900 soit aussi lourd de tragédies ? Cette ville se prépare aux horreurs de deux guerres mondiales. Et ses artistes ou ses penseurs, tout simplement, disent la vérité du monde qui les entoure et les habite. Arnold Schönberg affirmait que l’art crée la beauté parce qu’il lutte pour la vérité. L’inverse est également vrai : un tableau de Klimt, montrant une femme nue, séductrice inquiétante, un serpent à ses pieds, et qui nous tend un miroir, est intitulé Nuda veritas. La vérité de l’Autriche et de l’Europe, au début du vingtième siècle, est à la fois fascinante et mortifère. Mais c’est au prix de la dire que le Printemps sacré peut advenir.

*

NB : Wien um 1900, Klimt-Moser-Gerstl-Kokoschka, Leopold Museum, Vienne, du 18 janvier au 10 juin 2018

[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed