ROTHKO LETTON SUR TON

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 Huile sur toile 81,9x65,4cm Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko
Mark Rothko, Self Portrait, 1936 Huile sur toile 81,9x65,4cm Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko
Une rétrospective à la Fondation Louis Vuitton éclaire le chemin de l’artiste vers l’abstrait. Un conseil du grand Léonard a fait son chemin jusqu’aux carnets du cinéaste Robert Bresson, ses fameuses Notes sur le cinématographe : « Léonard recommande (Carnets) de bien penser à la fin, de penser avant tout à la fin. La fin, c’est l’écran qui n’est qu’une surface. Soumets ton film à la réalité de l’écran, comme un peintre soumet son tableau à la réalité de la toile même et des couleurs appliquées dessus. » Pour le Florentin, une création ambitieuse doit conserver toujours en tête les circonstances, les conditions dans lesquelles elle sera in fine présentée. Paradoxalement, la finalité doit se trouver au principe de tout projet. La postmodernité a voulu tirer sur le fil de cette idée lumineuse, jusqu’à dévider la pelote. Témoin la philosophie du célèbre critique d’art Clement Greenberg, l’accompagnateur de l’expressionnisme abstrait. Greenberg est allé encore plus loin que Léonard : il fallait selon lui exalter la planéité de la toile. Comme une réaction ulcérée à la conception d’Alberti – le tableau comme fenêtre vers une histoire –, il fallait refuser toute illusion, comme tout récit. Il est des critiques qui façonnent l’art de leur temps, et on a pu dire que la condamnation de Greenberg envers le surréalisme avait été le signal qu’attendait Mark Rothko (1903-1970) pour renoncer totalement au mouvement d’André Breton, et embrasser pour de bon l’abstraction – d’où les toiles monochromes ou bichromes qui feront sa gloire. La...

Une rétrospective à la Fondation Louis Vuitton éclaire le chemin de l’artiste vers l’abstrait.

Un conseil du grand Léonard a fait son chemin jusqu’aux carnets du cinéaste Robert Bresson, ses fameuses Notes sur le cinématographe : « Léonard recommande (Carnets) de bien penser à la fin, de penser avant tout à la fin. La fin, c’est l’écran qui n’est qu’une surface. Soumets ton film à la réalité de l’écran, comme un peintre soumet son tableau à la réalité de la toile même et des couleurs appliquées dessus. » Pour le Florentin, une création ambitieuse doit conserver toujours en tête les circonstances, les conditions dans lesquelles elle sera in fine présentée. Paradoxalement, la finalité doit se trouver au principe de tout projet. La postmodernité a voulu tirer sur le fil de cette idée lumineuse, jusqu’à dévider la pelote. Témoin la philosophie du célèbre critique d’art Clement Greenberg, l’accompagnateur de l’expressionnisme abstrait. Greenberg est allé encore plus loin que Léonard : il fallait selon lui exalter la planéité de la toile. Comme une réaction ulcérée à la conception d’Alberti – le tableau comme fenêtre vers une histoire –, il fallait refuser toute illusion, comme tout récit.

Il est des critiques qui façonnent l’art de leur temps, et on a pu dire que la condamnation de Greenberg envers le surréalisme avait été le signal qu’attendait Mark Rothko (1903-1970) pour renoncer totalement au mouvement d’André Breton, et embrasser pour de bon l’abstraction – d’où les toiles monochromes ou bichromes qui feront sa gloire. La Fondation Louis Vuitton célèbre ces jours-ci, dans une grande rétrospective, le natif de Daugavpils en Lettonie, alors en plein empire russe – que son père lui avait fait fuir, avec toute leur famille juive, pour éviter la conscription, mais aussi les persécutions. L’ambition de Rothko ? « Exprimer les émotions humaines fondamentales » par la seule abstraction. OEcuménique ambition ! Qui table sur la constance de notre nature. Mais vouloir atteindre l’émotion humaine en se passant totalement de sujet, n’est-ce pas vouloir « retirer le sable du verre sans rien casser », selon la magnifique expression d’Éric Chevillard ? Rothko récuserait l’idée qu’il se passe de sujet. Certes, il opère un passage du figuratif à l’abstrait, à la fin des années trente ; il dit avoir « échoué à représenter la figure humaine sans la mutiler ». C’est donc adossé à un échec que l’artiste emprunte une nouvelle voie. Mais l’artiste nous dit bien qu’en peinture, « le sujet est crucial ». Tout à fait sérieux (ses proches l’ont décrit comme tel), il pousse la provocation plus loin : « Affirmer que le sujet n’importe pas est l’essence même de l’académisme. » En bon lecteur de Nietzsche (ce que Freud était aussi), il cacherait sous ses peintures impassibles une impétuosité inouïe : « À ceux qui disent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire […] que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface. » Il faut le croire sur parole – car les objets de cette violence nous restent inaccessibles, celés dans l’intimité de l’homme.

Mark Rothko, The Ochre (Ochre, Red on Red), 1954, huile sur toile, 235,3x161,9cm The Phillips Collection
Mark Rothko, The Ochre (Ochre, Red on Red), 1954, huile sur toile, 235,3×161,9cm The Phillips Collection

Prenons par exemple La Route (The Road, 1932) : ce n’est pas la noirceur de Cormac McCarthy, mais presque. Comment attendre autre chose de la part de ce migrant ayant subi un exil déchirant ? L’aspect ténébreux est encore accentué par la scénographie de l’exposition, volontairement lugubre : il faut presque coller le nez au mur pour lire les cartels. La première salle, ronde, est fournie sans les flèches au sol post-Covid : résultat, les visiteurs tournent dans le sens horaire et antihoraire, ce qui donne lieu à de nombreux salamalecs, dans de multiples langues.

Une grande salle accueille des toiles aux éléments plus « biomorphiques », avec des accents de Miró, de Brancusi, voire de Picasso. Ces toiles laissent penser au fameux chef-d’oeuvre inconnu de Frenhofer dans la nouvelle de Balzac : ce tableau que le maître a mis dix ans à peindre, infusant toute son énergie temporelle dans cette oeuvre, et oubliant la dimension spatiale – oubliant Léonard. N’en résulte qu’une immense brume d’où émerge un pied, un seul – mais magnifique !

Après 1946, c’est le Rothko que l’on connaît, qui se trouve dans toutes les têtes, mais aussi sur tous les mugs. Ses peintures planes, souvent structurées en deux parties distinctes, peintes de couleurs complémentaires ou analogues. On découvre aussi de purs monochromes, extrêmement sombres à nouveau, et l’on se dit que l’on arrive là au bout du chemin de l’artiste. Est-ce un accomplissement, ou une impasse ? Faut-il poser le pinceau, ou rebrousser chemin ? Rothko ne choisit ni l’un, ni l’autre, et c’est en fait la majeure partie de son oeuvre qui est encore à naître. Là, on peut sortir de notre caisse à outils le fameux « voir comme » de Wittgenstein : cette démarche volontaire de la pensée qui consiste à plaquer un sens sur une vision – ici, par exemple, à décider de voir, dans cette bande rouge centrale qui sépare une moitié jaune d’une moitié orange, une route sanglante qui borde aussi bien un champ de colza qu’un autre champ de capucines. C’est affaire de volonté, d’imagination, de voir dans l’oeuvre ce qui ne s’y trouve pas. Fonction Rorschach de l’art.

Vue d’installation de l’exposition Mark Rothko, Fondation Louis Vuitton, Paris © Fondation Louis Vuitton  Marc
Vue d’installation de l’exposition Mark Rothko, Fondation Louis Vuitton, Paris © Fondation Louis Vuitton Marc

Autre but de Rothko : « élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie », mais avec ses moyens propres, ceux de la planéité. « Nous souhaitons réaffirmer la peinture plane. Nous sommes pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité », écrit-il ainsi. Mais pas sans couleur : il y a une sacralité de la couleur. La religion est bien dans la salle, avec un glacis protecteur autour d’une des oeuvres, que trois savants éclairent par au-dessous, comme pour y révéler une encre sympathique. « Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront ; s’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront aussi ». Ce style christique est une signature de l’artiste, et donne peut-être la clé de son oeuvre. L’ironie du sort est qu’en voulant contrarier Alberti et ses fenêtres sur l’histoire, on renoue avec lui : les oeuvres ultimes de Rothko ressemblent très précisément à des fenêtres, avec un orange comme un ciel couchant.

En 1970, Rothko se suicide. L’année suivante est inaugurée et consacrée une Rothko Chapel, oecuménique ; comme les émotions humaines universelles que le peintre entendait susciter. L’Américain a aujourd’hui conquis notre oeil ; il est éminemment reconnaissable. Mais être reconnaissable, est-ce une finalité en soi, ou bien une conséquence désirable ? Rothko a répondu à cette question.

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 Huile sur toile 81,9x65,4cm Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko
Mark Rothko, Self Portrait, 1936 Huile sur toile 81,9×65,4cm Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko

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