Sarah Moon- Arracher la photographie à l’éphémère

La mouette, 1998
© Sarah Moon
La mouette, 1998 © Sarah Moon
La grande rétrospective dédiée à Sarah Moon par le Musée d’Art Moderne de Paris est un événement majeur. Un art singulier à redécouvrir. Sarah Moon est une de ces artistes difficilement classables, dont le rayonnement est évident mais l’art difficile à définir. La beauté, d’abord. Mannequin au rayonnement atypique, elle conserve aujourd’hui encore ce charisme énigmatique, hors d’âge, que dégagent les personnalités singulières par l’impossibilité à laquelle nous nous heurtons de les classer. Comme ses images, elle semble venir d’ailleurs et parler une langue orpheline. Elle passa tôt de l’autre côté du miroir, dès la fin des années soixante, et mena une importante carrière de photographe de  mode. L’époque lui correspondait bien : femmes longilignes aux profils nets mais à la présence incertaines, diaprures, voiles et flou s’imposaient pour dix années. Elle se fit voir sur la scène internationale comme on se fait entendre sans élever la voix, par une manière unique d’accorder ces éléments d’un langage commun. C’est l’une des seules femmes qui crée des images féminines dans ce monde de Pygmalion qu’est alors la photographie de mode. Une vision qui traverse et dépasse le désir pour composer des représentations oniriques, d’une profondeur à fleur de peau. Elle scella l’image de Cacharel pour longtemps en proposant des clichés dé- temporalisés qui reprennent des codes des années vingt et trente en les actualisant. Ce travail de commande dépasse dès l’origine le cadre d’une démarche commerciale. Rapidement, un univers personnel se construit, un imaginaire se déploie et s’enrichit, de shooting en...

La grande rétrospective dédiée à Sarah Moon par le Musée d’Art Moderne de Paris est un événement majeur. Un art singulier à redécouvrir.

Sarah Moon est une de ces artistes difficilement classables, dont le rayonnement est évident mais l’art difficile à définir. La beauté, d’abord. Mannequin au rayonnement atypique, elle conserve aujourd’hui encore ce charisme énigmatique, hors d’âge, que dégagent les personnalités singulières par l’impossibilité à laquelle nous nous heurtons de les classer. Comme ses images, elle semble venir d’ailleurs et parler une langue orpheline. Elle passa tôt de l’autre côté du miroir, dès la fin des années soixante, et mena une importante carrière de photographe de  mode. L’époque lui correspondait bien : femmes longilignes aux profils nets mais à la présence incertaines, diaprures, voiles et flou s’imposaient pour dix années. Elle se fit voir sur la scène internationale comme on se fait entendre sans élever la voix, par une manière unique d’accorder ces éléments d’un langage commun. C’est l’une des seules femmes qui crée des images féminines dans ce monde de Pygmalion qu’est alors la photographie de mode. Une vision qui traverse et dépasse le désir pour composer des représentations oniriques, d’une profondeur à fleur de peau. Elle scella l’image de Cacharel pour longtemps en proposant des clichés dé- temporalisés qui reprennent des codes des années vingt et trente en les actualisant. Ce travail de commande dépasse dès l’origine le cadre d’une démarche commerciale. Rapidement, un univers personnel se construit, un imaginaire se déploie et s’enrichit, de shooting en premières pages éphémères des grands magazines de mode. Une œuvre se profile, qui appelle un autre cadre que celui des publications commerciales.

Elle franchit le pas en 1985, après la mort de son assistant Mike Havel, et entame une démarche de création personnelle. Une trajectoire toute naturelle, quand on sait qu’elle partagea pendant quarante-huit ans la vie du célèbre éditeur Robert Delpire (1926-2017), fondateur du Centre national de la photographie , producteur de cinéma et commissaire d’exposition. Signe des temps, ici, sans bruit, une femme crée et un homme soutient, fertilise, accompagne. Delpire est celui qui a su caractériser avec le moins de mots l’art de sa compagne : la photographie de Sarah Moon tend à « déréaliser » tout ce qu’elle représente. Peut-on aller plus loin ? On peut déjà évoquer les moyens mis en œuvre pour opérer cette déréalisation. Elle s’effectue par le croisement de trois éléments : la mise en scène des modèles, le flou de la prise de vue et la dégradation du tirage final.

Pour Yohji Yamamoto, 1996 © Sarah Moon

Dans son travail commercial, Moon utilisait la mise en scène pour proposer des images suggestives. En plus des vêtements à mettre en valeur, les images orchestrent toujours les éléments d’une histoire, à travers un décor (palmier, mobilier de jardin, etc.), une attitude, un détail qui permettaient de déborder le cadre habituel de la photographie de mode. Cette méthode devient plus suggestive encore dans son travail personnel, où le décor nous renvoie à des données littéraires, cinématographiques, historiques favorisant le jeu des évocations. Ici nous sommes chez Proust, ou chez Fitzgerald, là chez Hitchcock, là encore chez Carné. Mais l’absence de caractérisation trop marquée empêche d’enfermer les images dans un univers clos. Comme Moon le dit elle- même, la photographie « est une question, et je n’ai pas la réponse ». Les images nous interpellent, suscitent en nous des émotions diffuses, implicites, et ne deviennent jamais véritablement explicites. Le flou et le traitement des tirages achèvent de libérer les images de la réalité sans les en arracher complètement. Soumis à un processus chimique de dégradation, les négatifs et les tirages portent en eux les marques de la décomposition, et elles acquièrent la densité d’une vision nocturne. La démarche semble vouloir « arracher la photographie à l’éphémère », comme le dit l’artiste : ici, plus de contingence, plus de temps déjà dépassé, de lieu défini, de personnalité exclusive du modèle. Et pourtant tout, ici, est densité. Un univers se dessine, comme arraché à l’abîme dont il porte les marques. L’image « déréalise » ce qu’elle représente, en effet, l’arrache à notre réalité, comme pour mieux l’ancrer dans une évidence plus saillante.

La mouette, 1998 © Sarah Moon

La rétrospective proposée par le Musée d’Art Moderne de Paris nous invite à découvrir ou redécouvrir cet art étrange et inclassable. Le titre choisi, « PasséPrésent » dit bien la volonté de brouiller les pistes chronologiques. Moon a souhaité tracer un itinéraire non chronologique, structuré par la projection d’un choix de films : Circus (2002), Le Fil rouge (2005), Le chaperon noir (2010), L’Effraie (2004), Où va le blanc ? (2013). Réalisés par la photographe, ces films sont des adaptations de contes populaires autour desquels gravitent les images, dans un ordre non chronologique. Le fil rouge de l’ensemble est la narration. Films et photographies nous racontent chacun une histoire, dont on pressent les enjeux. Mais ils demeurent implicites. La magie opère, toujours, fruit de « cette étrange alchimie entre le désir et le hasard », pour reprendre les mots de l’artiste.

Sarah Moon – PasséPrésent, Musée d’Art Moderne, Paris jusqu’au 5 mai 2021.

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