Une mécène idéale

DOMINIQUE FERNANDEZ
DOMINIQUE FERNANDEZ
La baronne Nadejna von Meck, veuve avec onze enfants du constructeur des chemins de fer russes, était la femme la plus riche de Moscou. Lorsqu’elle se rendait en Allemagne ou en Italie, elle voyageait dans un wagon particulier décoré à ses armes. Elle aimait passionnément la musique, mais, lorsqu’elle eut entendu, en 1873, la fantaisie symphonique d’un presque inconnu, appelée La Tempête, peu s’en fallut qu’elle ne tombât en pâmoison. « Il m’est im-possible de dépeindre l’impression que votre œuvre m’a produite, écrivit-elle au compositeur. J’ai été plongée plusieurs jours dans une sorte de dé-lire dont je ne pouvais me dégager ». Ce compo-siteur n’était autre que le trentenaire Piotr Ilitch Tchaïkovski. Ils commencèrent à s’échanger des lettres. La baronne comprit qu’il vivait difficilement et avait besoin d’argent. Lui-même n’eut pas honte de lui en demander. « D’abord vous êtes bonne et généreuse, ensuite vous êtes riche ». La baronne ré-pondit par la proposition suivante : « Je vous com-manderai des œuvres et vous assurerai une rente à vie de six mille roubles, mais à une seule condition, c’est que jamais, jamais je ne ferais votre connais-sance directe, jamais, jamais, nous ne soyons en me-sure de nous rencontrer. Je préfère penser à vous de loin, vous entendre dans votre musique et en elle sentir avec vous. » Ainsi fut-il fait, et, pendant qua-torze ans, la baronne versa la pension au compo-siteur sans jamais le rencontrer. Pour un homme qui n’était pas porté sur les femmes, c’était un pacte idéal. Il...

La baronne Nadejna von Meck, veuve avec onze enfants du constructeur des chemins de fer russes, était la femme la plus riche de Moscou. Lorsqu’elle se rendait en Allemagne ou en Italie, elle voyageait dans un wagon particulier décoré à ses armes. Elle aimait passionnément la musique, mais, lorsqu’elle eut entendu, en 1873, la fantaisie symphonique d’un presque inconnu, appelée La Tempête, peu s’en fallut qu’elle ne tombât en pâmoison. « Il m’est im-possible de dépeindre l’impression que votre œuvre m’a produite, écrivit-elle au compositeur. J’ai été plongée plusieurs jours dans une sorte de dé-lire dont je ne pouvais me dégager ». Ce compo-siteur n’était autre que le trentenaire Piotr Ilitch Tchaïkovski. Ils commencèrent à s’échanger des lettres. La baronne comprit qu’il vivait difficilement et avait besoin d’argent. Lui-même n’eut pas honte de lui en demander. « D’abord vous êtes bonne et généreuse, ensuite vous êtes riche ». La baronne ré-pondit par la proposition suivante : « Je vous com-manderai des œuvres et vous assurerai une rente à vie de six mille roubles, mais à une seule condition, c’est que jamais, jamais je ne ferais votre connais-sance directe, jamais, jamais, nous ne soyons en me-sure de nous rencontrer. Je préfère penser à vous de loin, vous entendre dans votre musique et en elle sentir avec vous. » Ainsi fut-il fait, et, pendant qua-torze ans, la baronne versa la pension au compo-siteur sans jamais le rencontrer. Pour un homme qui n’était pas porté sur les femmes, c’était un pacte idéal. Il avait l’aisance matérielle qui lui permet-tait de se consacrer tout entier à son œuvre, sans le contact physique avec un sexe pour lequel il n’avait aucune inclination.

La baronne était loin d’être une sotte. C’est à elle que Tchaïkovski, au cours de leur volumineuse cor-respondance, confia ses projets, ses intentions ar-tistiques. C’est à elle qu’il révéla le symbolisme de sa Quatrième Symphonie, à elle qu’il la lui dédia. Cette amitié, passionnée du côté de la veuve, intel-lectuelle du côté du musicien, est la plus belle his-toire d’amour que l’amour de l’art ait jamais inspirée.

Elle possédait en Ukraine, près de Vinnitsa, l’im-mense domaine de Brailov, qu’elle lui prêtait lorsqu’elle en était absente. Je l’ai visité jadis. Le domaine a été démantelé à l’époque soviétique, et transformé en institut agricole ; mais le château subsiste, avec son grand salon de musique pour-vu d’une galerie où se tenait l’orchestre. L’épisode le plus savoureux de leur platonique attelage eut lieu en Italie. La baronne voulut visiter Florence, et invita son ami à partager son séjour. Son séjour, mais pas plus. Elle loua deux villas, une pour elle, une autre pour lui. Une plaque commémorative indique celle-ci, sur le chemin San Leonardo, au-dessus de Florence, entre les oliviers. Chaque ma-tin la baronne lui envoyait un domestique pour l’informer de l’itinéraire qu’elle envisageait de suivre ce jour-là, les musées qu’elle avait l’inten-tion de visiter, afin qu’il évitât de se trouver sur son passage.

Conditions idéales pour la création de chefs-d’œuvre. C’est dans cette villa que Tchaïkovski en-tama la composition de La Dame de pique, et c’est là qu’il écrivit l’admirable sextuor intitulé Souvenir de Florence. On le joue rarement, étant donné qu’il faut, pour l’exécuter, deux violons, deux altos et deux violoncelles, formation insolite. Il passe dans l’adagio cantabile, sommet absolu de son œuvre, la réminiscence d’une brève liaison qu’il avait eue avec un garçon des rues, Pimpinello. Et, dans le dialogue entre le violoncelle et le violon, entre la voix grave et la voix aiguë, dialogue fait de piz-zicati et de longues phrases enroulées, s’exprime tout le pathétique érotique qu’avait pu susciter le bref moment d’extase entre un homme mûr et un adolescent.

Ce sextuor sublime, vous pourrez l’entendre aux Sommets Musicaux de Gstaad, dans l’église de Saanen, le mardi 31 janvier 2023, à 19h30, joué par la Menuhin Academy composée de jeunes ins-trumentistes. À ne manquer sous aucun prétexte. Un sommet pour les Sommets !

CHRONIQUE DE
DOMINIQUE FERNANDEZ
de l’Académie française

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