La galerie d’Artpassions
Aux écrivains et poètes, le photographe a dédié une part privilégiée de sa galerie de portraits. En voici un florilège émaillé dans les étages de la belle bibliothèque de la Fondation Jan Michalski. De Cocteau à Simenon, ils donnent chair et présence vibrante à la littérature.
Cocteau en dandy ombrageux avec son double dessiné ; Simenon en com-missaire Maigret, chapeau et pipe à la bouche, débonnaire mais le regard aux aguets ; Ella Maillart consultant ses photos et do-cuments, l’œil aussi clair qu’impitoyable ; Nicolas Bouvier sculpté d’ombre mélancolique et vibrante ; Patricia Highsmith marmoréenne; Giono devisant avec le facteur ; Han Suyin devant sa table de travail parmi ses papiers épars ; Dürrenmatt le regard en coin, interrogateur et caustique ; ou le beau « por-trait » des mains d’Henri Guillemin posées sur un manuscrit raturé, si vivantes, si « parlantes »… Yves Debraine les a magnifiquement « épinglés » à sa liste parmi la cohorte de têtes couronnées, de res-ponsables politiques et de figures du monde spor-tif, scientifique et artistique que comptent ses très riches archives photographiques. Donner un vi-sage, une attitude, une posture aux écrivains et aux poètes d’ici et d’ailleurs, c’est les rendre présents, in-carnés, presque familiers. Mais c’est aussi un hom-mage rendu à la littérature, une ode à l’acte d’écrire, une marque d’adhésion, de respect et d’admiration aux mondes qu’ils ont créés et qu’ils nous donnent à découvrir et à arpenter.
Yves Debraine nous les montre tantôt penchés sur leur machine à écrire ou leur manuscrit et tantôt posant plein cadre, immergés dans leur lieu d’écri-ture ou inscrits dans leur paysage d’élection, saisis sur le vif d’une rencontre fugace ou recueillis au fil de fréquentations de longue durée. Des portraits in-times et privés bien plus qu’officiels. Pas question pour l’homme d’images de théâtraliser ses modèles dans des mises en scène sophistiquées ni d’y ajou-ter des effets spéciaux. Il tenait à rester au plus près de la vérité des personnages telle qu’il parvenait à la capter. « J’étais un simple opérateur. J’appuyais sur le déclencheur, c’est tout », résumait-il modeste-ment. Encore fallait-il trouver la bonne lumière et le bon moment, ajoute son fils Luc Debraine, jour-naliste et ex-directeur du musée de l’appareil pho-tographique de Vevey, qui aime à souligner chez lui « un style très efficace, évitant l’effet gratuit. Il n’a jamais eu d’ambition artistique et a refusé hom-mages et expositions, à une exception près ». C’était en 1988, la Fondation Pierre Gianadda avait expo-sé les images de sa complicité avec Charlie Chaplin.
Car c’est bien cette humilité respectueuse et bien-veillante qui a valu à ce photographe, reporter et journaliste suisse d’origine française – né en 1925 à Paris et décédé à Lausanne en 2011 – d’être pendant plus de vingt ans le photographe attitré de Chaplin et de sa famille au Manoir de Ban à Corsier, tout comme celui de Georges Simenon et de trois générations de « savanturiers » de la fa-mille Piccard. Formé à l’Agence France Presse, il était arrivé en Suisse en 1948, travaillant – tou-jours en indépendant – pour la presse suisse et in-ternationale, de l’Illustré à Time Life, Paris Match, l’Express, Stern, Epoca, Sports Illustrated ou National Geographic. En 1952, il avait avec l’éditeur Ami Guichard lancé le périodique l’Année Automobile, une autre de ses passions qui le faisait fréquenter assidûment les circuits de Formule 1 et d’endu-rance. C’est d’ailleurs à la faveur de sa fascination pour les bolides qu’il avait rencontré et noué une amitié avec Jean Tinguely et pu réaliser en 1965 un reportage important au fameux Chelsea Hotel de New York, vétuste édifice à l’architecture gothico-victorienne où vivaient pour des loyers extrême-ment bas des artistes qui en avaient fait le centre névralgique de l’art en train de se réinventer. Il y avait là Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, mais aussi Daniel Spoerri et Arman, Christo et Jeanne-Claude, Larry Rivers, Claes Oldenburg… Debraine avait aussi travaillé pour le Comité in-ternational de la Croix-Rouge, notamment au Yémen, puis créé à Lausanne l’agence Diapress ainsi que le mensuel pour seniors Aînés renommé plus tard Générations.
C’est son fils aujourd’hui qui, responsable des Archives Yves Debraine, a à cœur de faire vivre le précieux patrimoine qu’il nous a laissé. Luc Debraine a piloté trois publications et expositions: Chaplin personal 1952-1973 aux Éditions Noir sur Blanc et présenté à Chaplin’s World à Corsier en 2019, Chelsea Hotel New York 1965 aux Éditions Luc Debraine et montré à l’Espace Jean Tinguely – Niki de Saint Phalle à Fribourg en 2019, et main-tenant De Cocteau à Simenon : portraits d’écrivains aux Éditions Noir sur Blanc, quarante-six por-traits en noir et blanc réalisés entre 1950 et 1990 et pour la plupart inédits.


















