YVES KLEIN ET L’ART ABORIGÈNE : DE LA TRACE À LA TRANSE

Vues de l’exposition Rêver dans le rêve des autres
Nichée au cœur des Alpes suisses, la Fondation Opale ne cesse de tisser des passerelles entre l’art aborigène et d’autres formes d’expression artistique. Une audacieuse exposition convoque la figure d’Yves Klein, dont les performances et les expérimentations trouvent un profond écho chez ses homologues d’Australie. Par Bérénice Geoffroy-Schneiter Et si le père des Anthropométries et du fameux bleu lumineux qui porte son nom avait été le premier artiste à s’être intéressé à l’art aborigène ? C’est la question à laquelle répond avec brio la dernière exposition de la Fondation Opale. Sous le titre un brin hermétique « Rêver dans le rêve des autres » emprunté à un aphorisme du poète lisboète Fernando Pessoa, le parcours s’apparente néanmoins davantage à un vagabondage sensible et subjectif, qu’à une démonstration péremptoire. Il n’empêche que certains rapprochements apparaissent troublants entre l’inventeur du body art et du happening, et ces artistes aborigènes adeptes de la performance rituelle, de l’empreinte et de la trace. « J’exécute, en marge de ma tentative monochrome, des empreintes de mains et de pieds et de végétaux, non seulement sur mes tableaux mais encore sur mes propres vêtements et ceux de mes amis », se souvenait ainsi Yves Klein dans Le Vrai devient Réalité ou Pourquoi Pas !, l’un de ses quatre traités publié en 1960.Il est vrai qu’en cette aube des années cinquante, il n’est pas le seul artiste à troquer l’aura magico-religieuse des arts dits « primitifs », contre la force primordiale de l’art pariétal préhistorique. Après avoir revivifié son inspiration auprès des masques et « fétiches » africains...

Nichée au cœur des Alpes suisses, la Fondation Opale ne cesse de tisser des passerelles entre l’art aborigène et d’autres formes d’expression artistique. Une audacieuse exposition convoque la figure d’Yves Klein, dont les performances et les expérimentations trouvent un profond écho chez ses homologues d’Australie.

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter

Et si le père des Anthropométries et du fameux bleu lumineux qui porte son nom avait été le premier artiste à s’être intéressé à l’art aborigène ? C’est la question à laquelle répond avec brio la dernière exposition de la Fondation Opale. Sous le titre un brin hermétique « Rêver dans le rêve des autres » emprunté à un aphorisme du poète lisboète Fernando Pessoa, le parcours s’apparente néanmoins davantage à un vagabondage sensible et subjectif, qu’à une démonstration péremptoire. Il n’empêche que certains rapprochements apparaissent troublants entre l’inventeur du body art et du happening, et ces artistes aborigènes adeptes de la performance rituelle, de l’empreinte et de la trace.

« J’exécute, en marge de ma tentative monochrome, des empreintes de mains et de pieds et de végétaux, non seulement sur mes tableaux mais encore sur mes propres vêtements et ceux de mes amis », se souvenait ainsi Yves Klein dans Le Vrai devient Réalité ou Pourquoi Pas !, l’un de ses quatre traités publié en 1960.Il est vrai qu’en cette aube des années cinquante, il n’est pas le seul artiste à troquer l’aura magico-religieuse des arts dits « primitifs », contre la force primordiale de l’art pariétal préhistorique. Après avoir revivifié son inspiration auprès des masques et « fétiches » africains et océaniens, Picasso avouait lui-même sa dette auprès des premiers artistes de l’Humanité, dont il admirait les Vénus aux formes callipyges et les fresques publiées dans la revue avant-gardiste Les Cahiers d’Art dirigée par son ami Christian Zervos. Chez Yves Klein, l’émotion première est, elle aussi, de nature livresque, grâce aux ouvrages savants mis à sa disposition par ses deux parents, passionnés eux-mêmes de Préhistoire. C’est en parcourant les pages du très sérieux Quatre cents siècle d’art pariétal publié en 1952 par l’abbé Henri Breuil que le jeune artiste découvre vraisemblablement les peintures pariétales du peuple Worrorra vivant dans la région de Kimberley, au nord-ouest de l’Australie. Comment ne pas être ébloui, en effet, par les figurations de leurs esprits ancestraux, ces Wanjina aux prunelles écarquillées qui assurent l’équilibre du cosmos et le retour cyclique de la mousson ?

S’ils sont perçus par ses contemporains comme les derniers représentants d’un art « néolithique », les Aborigènes vont offrir à Yves Klein une source d’inspiration bien plus féconde, comme en témoignent ses dessins « d’allure chamanique » directement copiés de catalogues ou de traités scientifiques, dont Australian Aboriginal Decorative Art de F. D. McCarthy, ou Australian Aboriginal Art de Charles Barret et A.S. Kenyon.

On aurait tort cependant de limiter à de simples emprunts formels ce qui s’apparente davantage à une sensibilité commune, au-delà des siècles et des horizons.

Procédant par confrontations et télescopages, l’exposition de la Fondation Opale invite ainsi le public à percevoir de façon intuitive les affinités cosmiques qui relient Yves Klein à ses lointains « frères de pinceau ». Car s’il ne s’est jamais rendu en Australie, l’artiste partageait avec ses premiers habitants cette aspiration viscérale à traduire le vide, l’infini et l’immatériel. Ainsi, loin d’être ludiques ou purement « décoratives », ses Anthropométries tenaient lieu de la performance et étaient orchestrées dans les moindres détails, tel un rituel d’essence sacrée. Comme l’écrit Georges Petitjean dans le catalogue accompagnant l’exposition, ces dernières « sont des traces, l’expression la plus concentrée qui soit d’une énergie pure, omniprésente. C’est une énergie qui est, était et sera. »

De même, comment ne pas rapprocher la force irradiante de ce pigment bleu lumineux et profond au nom déposé par l’artiste (I’IKB, soit International Klein Blue) avec cet ocre rouge sang qui est au cœur de la cosmologie et de la palette aborigènes ? « Si pour Klein, le bleu est la couleur infinie et immatérielle du ciel, le rouge est, pour les Aborigènes, la couleur de la terre et du pigment sacré, tout aussi infini et immatériel. Selon plusieurs récits, il est le sang des êtres ancestraux », explique ainsi Georges Petitjean.

Enfin, l’on sait combien les quatre éléments occupaient une place essentielle dans l’œuvre de l’artiste, qui n’hésitait pas à s’extirper du confort de l’atelier pour imprégner d’eau, d’air et de feu ses œuvres aux allures de cosmogonies célestes, liquides ou telluriques. Surgit alors une troublante affinité entre la démarche d’Yves Klein et celle de l’artiste aborigène Emily Kame Kngwarreye, dont tout le travail s’emploie à traduire de façon quasi abstraite les nuances infinies de la terre sacrée aborigène. Yves Klein aimait dire que le ciel bleu était sa première œuvre… Pour les Aborigènes, c’est la terre elle-même, par essence éternelle, infinie et immatérielle, qui est « une œuvre d’art conceptuelle et transhumaine, sans cesse renouvelée à travers la peinture, la sculpture et la performance cérémonielle ou artistique ».

Abolissant les frontières entre visible et invisible, entre art et nature, entre matériel et immatériel, Yves Klein et ses frères lointains aborigènes apparaissent soudain si proches grâce à cette magnifique exposition aux allures de révélation. Il apparaît alors urgent de se délester de ses grilles de lecture occidentales et de se laisser porter/envoûter par les visions oniriques de Danie Mellor, les fulgurances chromatiques de Sally Gabori, ou les tracés chamaniques d’Angkaliya Curtis. Car au-delà de leur dimension sacrée, métaphysique et symbolique, ces œuvres sont tout simplement celles de grands artistes.

Nota bene : Rêver dans les rêve des autres, jusqu’au 16 avril 2023, Fondation Opale, www.fondationopale.ch

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