À quoi sert la culture ?

Dominique Fernandez / Artpassions
Dominique Fernandez / Artpassions
Depuis que le chef de leur État a déclaré publiquement que lire La Princesse de Clèves ne servait à rien, beaucoup de gens, en France, s’autorisent de cette énormité pour ravaler la culture au rang de fâcheuse, rabâcheuse et emmerdeuse qui empêche les jeunes esprits de tourner en rond. Dernier signe de la dégradation intellectuelle d’un pays qui rejoindra bientôt l’Italie dans les bas-fonds de l’illettrisme : Sciences-Po, l’école autrefois prestigieuse, celle qui forme les « cadres » politiques de la nation, a supprimé de son concours d’entrée l’épreuve écrite de culture générale. Le grand journaliste Pierre Bénichou a raconté dans un article récent du Nouvel Observateur (12 janvier 2012) l’expérience effarante qu’il venait de faire. On l’avait chargé d’animer à Sciences-Po un séminaire pour des apprentis journalistes, sur le thème « Comment écrire une histoire ». Ces étudiants, âgés de 21 à 22 ans, avaient été reçus au baccalauréat avec la mention « bien » ou « très bien ». Ce n’étaient donc pas, en principe, des demeurés. Bénichou leur distribua trois textes. L’un, de La Bruyère, pour leur montrer comment écrire. « Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : il pleut, il neige. » Le deuxième texte, de Flaubert, leur décrivait une vieille paysanne recevant une médaille aux comices agricoles : « Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude », brûlot de critique sociale autrement fort que les criailleries révolutionnaires. Le troisième n’était autre que le poème de Rimbaud Le Dormeur du val, avec ces « deux trous rouges au côté droit » qui accusent l’horreur militaire plus...

Depuis que le chef de leur État a déclaré publiquement que lire La Princesse de Clèves ne servait à rien, beaucoup de gens, en France, s’autorisent de cette énormité pour ravaler la culture au rang de fâcheuse, rabâcheuse et emmerdeuse qui empêche les jeunes esprits de tourner en rond. Dernier signe de la dégradation intellectuelle d’un pays qui rejoindra bientôt l’Italie dans les bas-fonds de l’illettrisme : Sciences-Po, l’école autrefois prestigieuse, celle qui forme les « cadres » politiques de la nation, a supprimé de son concours d’entrée l’épreuve écrite de culture générale.

Le grand journaliste Pierre Bénichou a raconté dans un article récent du Nouvel Observateur (12 janvier 2012) l’expérience effarante qu’il venait de faire. On l’avait chargé d’animer à Sciences-Po un séminaire pour des apprentis journalistes, sur le thème « Comment écrire une histoire ». Ces étudiants, âgés de 21 à 22 ans, avaient été reçus au baccalauréat avec la mention « bien » ou « très bien ». Ce n’étaient donc pas, en principe, des demeurés. Bénichou leur distribua trois textes. L’un, de La Bruyère, pour leur montrer comment écrire. « Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : il pleut, il neige. » Le deuxième texte, de Flaubert, leur décrivait une vieille paysanne recevant une médaille aux comices agricoles : « Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude », brûlot de critique sociale autrement fort que les criailleries révolutionnaires. Le troisième n’était autre que le poème de Rimbaud Le Dormeur du val, avec ces « deux trous rouges au côté droit » qui accusent l’horreur militaire plus efficacement que n’importe quel pamphlet pacifiste.

Eh bien, ce n’était pas du tout cela qu’on attendait de ce professeur. Les élèves, d’abord, parurent n’avoir jamais entendu parler d’aucun de ces trois auteurs et ne manifestèrent aucune envie de les connaître. Les autorités de Sciences-Po, ensuite, le sermonnèrent : il faisait fausse route, en prenant le parti de l’élite, au détriment des étudiants socialement défavorisés.

L’élite ! Voilà le grand mot lâché. C’était un honneur autrefois que d’en faire partie. C’est une honte, aujourd’hui, une trahison : on se désolidarise du « peuple » nécessairement analphabète mais aussi méritant que les fils de bourgeois. On voit tout de suite à quelles conséquences entraîne une idéologie aussi calamiteuse. Les futurs « cadres » seront des technocrates murés dans leur spécialité ; ils ne sauront rien de plus que leurs comptes ; ils seront incapables d’avoir une vue personnelle sur la société et son évolution ; leurs comptes seront donc faux d’emblée. Et le « peuple » ? N’est-ce pas le mépriser que de le supposer incapable de désir d’apprendre, incapable de curiosité ? Si dans leur famille ils n’ont pu avoir la chance d’avoir des livres à leur disposition, les candidats issus de milieux défavorisés n’auront donc plus le contrepoids de l’école, de l’université, pour se former une culture, pour entrer dans la « culture ».

La culture ? Mais ils ont en une, à eux, faite de SMS et d’argot, parfaitement respectable mais un peu courte. Est-ce la dédaigner que de leur suggérer que La Bruyère, Flaubert, Rimbaud, Mme de La Fayette, cela n’est pas si mal que cela, et même, que cela « sert » ? À quoi ? Mais à comprendre le monde, à se comprendre eux-mêmes, à élargir leur esprit, à augmenter leurs chances de bonheur, à leur fournir de l’intelligence et du rêve – et, sur le plan pratique, à parler en discours moins bêtes que les orateurs stigmatisés dans Madame Bovary. Bénichou, il va sans dire, a démissionné d’un poste où on lui demandait de cautionner l’imbécillité des pouvoirs publics. Pauvre France, qui tremble pour son « A » perdu, mais ne s’aperçoit même pas qu’en détruisant ce qu’elle avait de meilleur, elle court à une paupérisation intellectuelle qui la mettra au dernier rang des nations.

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