La « remontée » de Caravage dans l’opinion publique est l’événement artistique le plus spectaculaire de notre temps. Il y a une trentaine d’années encore, on le connaissait à peine. Au XIXe siècle, les peintres italiens en vogue étaient Raphaël, Corrège, Guido Reni : Stendhal les avait installés au pinacle. Au début du XXe siècle, grâce à Proust, Giotto fut remis à l’honneur. Après la Deuxième Guerre mondiale, la première place revint aux peintres « métaphysiques » du Quattrocento : Masaccio, Piero della Francesca, Uccello. Aujourd’hui, quel visage orne les couvertures des guides, des manuels, des calendriers ? Un des garçons androgynes peints par Caravage, qui est devenu le peintre le plus populaire de notre époque. Quatre cents ans après sa mort, Rome propose, dans les Écuries du Quirinal (jusqu’au 13 juin), une exposition (longue file d’attente à prévoir, si on n’a pas retenu à l’avance) de 26 tableaux (sur les 103 connus). Une substantielle anthologie, donc, des œuvres de celui qui, longtemps maudit, a ressurgi des profondeurs de l’oubli avec une rapidité fulgurante.
On a laissé sur place, bien entendu, les œuvres peintes pour les églises de Rome, San Luigi dei Francesi (Histoires de Saint Matthieu) ou Santa Maria del Popolo (Martyre de Saint Pierre et Conversion de Saint Paul), mais apporté de la province italienne, de l’étranger ou de collections privées des tableaux difficiles à voir : l’Enterrement de Sainte Lucie de Syracuse, l’Amour vainqueur de Berlin, les musiciens fardés du Concert de New York, le Saint Jean Baptiste de Kansas City, Les Tricheurs de Fort Worth, Le Joueur de luth de Saint-Pétersbourg, l’Annonciation de Nancy, la Sainte Catherine d’Alexandrie de Madrid, la fabuleuse Capture du Christ de Dublin, la première version de la Conversion de Saint Paul, sortie d’un palais romain. On a rapproché les deux versions, très différentes, des Pèlerins d’Emmaüs, celle de Londres et celle de Milan. Le Louvre n’a rien prêté. On a surtout puisé dans les musées de Rome et de Florence. L’ensemble permet de se faire une bonne idée du peintre et des raisons qui lui ont assuré un retour en gloire aussi éclatant.
D’abord, l’homosexualité ne fait plus peur, sauf à quelques professeurs d’une pruderie ahurissante, qui continuent à nier qu’un « grand homme » ait pu avoir des mœurs « anormales ». Vos preuves ? nous demandent-ils. « Il n’y a pas de documents à ce sujet. » Qu’avons-nous besoin de documents ? Ce n’est pas sa biographie (que nous ignorons en grande part) qui nous renseigne sur les mœurs de Caravage, c’est son œuvre. Jamais peintre ne s’est raconté avec autant d’évidence. Il suffit de lire ses tableaux pour s’apercevoir que les nombreux jeunes (parfois très jeunes) garçons qu’il a peints sous le nom de Bacchus, saint Jean Baptiste, Christ jeune, Isaac, David, Ange de la fuite en Égypte, Joueur de luth, ou sans nom du tout, comme l’admirable Garçon à la corbeille de fruits de la Galerie Borghèse, exhalent une sensualité frémissante prouvant qu’ils ne servaient pas seulement de modèles au peintre. Le préadolescent qui a posé pour L’Amour vainqueur est nettement au-dessous de l’âge légal. Un tel défi conduirait aujourd’hui, dans certains pays, son auteur en prison.
En fait, on peut, d’un tableau à l’autre, suivre le progrès des relations amoureuses du peintre. Le plus extraordinaire de ses tableaux, le David et Goliath de la Galerie Borghèse, est le récit d’une passion. Le jeune David, d’une beauté éclatante, brandit la tête de Caravage lui-même, qui a donné ses propres traits au géant décapité. Cette toile, une des dernières du peintre, peut être interprétée, soit comme un pressentiment de sa mort (peu de temps après, il fut assassiné sur une plage, dans des circonstances mystérieuses), soit comme une image de la soumission érotique, une façon de comparer à un meurtre la domination d’un jeune amant sur un homme plus âgé.
La pruderie n’explique pas seule l’aveuglement persistant des commentateurs. L’Imprimerie Nationale vient de publier en France un superbe album sur Caravage, accompagné d’un texte d’une niaiserie rédhibitoire. Selon le professeur Papa, qui enseigne à l’Université pontificale de Rome, il ne faudrait voir, dans l’activité picturale de Caravage, que le zèle d’un peintre religieux au service de la Contre-Réforme. Eh ! c’est qu’il pratiquait un double langage, marque la plus éclatante de son génie. On peut lire en effet ses tableaux comme des professions de foi catholiques, obligatoires en ce temps ; mais en même temps, si on n’est ni bégueule ni stupide, comme de brûlantes confessions érotiques. Prenez le Saint Jean-Baptiste du palais Corsini : ce garçon nu, les cheveux dans les yeux, la bouche gourmande, l’œil sournois, n’est-il pas un voyou, un ragazzo de Pasolini, plutôt qu’un personnage de l’Écriture ? Et que dire de cet autre Saint Jean-Baptiste, de la pinacothèque du Capitole, tout nu celui-là, le sexe à l’air, d’une jeunesse et d’une impudicité provocantes, serrant dans ses bras un bélier, attribut traditionnel du Précurseur, mais qui ressemble fort à un bouc, symbole de la luxure ?
Un autre motif de la gloire actuelle de Caravage est le réalisme sans concession de ses tableaux. Les Madones éthérées de Raphaël ou de Guido Reni, si célèbres autrefois, nous paraissent fades ; l’art monumental et impersonnel du Quattrocento ne correspond plus, lui non plus, à nos préoccupations : il plane trop loin au-dessus de nos angoisses. Menace nucléaire, terrorisme, sida, catastrophes économiques : notre monde a besoin d’artistes qui en expriment la violence et l’horreur. Le Saint Jean-Baptiste de Kansas City a les ongles de pied noirs, comme un chômeur qui ne dispose pas d’une salle de bains. Jamais, avant Caravage, on n’eût osé dissocier avec autant d’effronterie l’art et le beau idéal. Pour la violence et l’horreur, il faut regarder Judith et Holopherne, du palais Barberini. J’ai vu des amis, suffoqués par l’épouvante, en détourner les yeux. Ce thème n’était pas neuf dans la peinture italienne. Mais Botticelli, Michel-Ange et tant d’autres qui l’avaient traité montraient la tête d’Holopherne déjà coupée, et emportée sur un plateau par une servante. Ce qui intéresse Caravage, c’est l’acte lui-même de la décapitation : on voit Judith trancher le cou du général assyrien, on voit le sang jaillir à gros bouillons, on voit les yeux révulsés de la victime et sa bouche ouverte sur un cri impuissant. Dans le même tableau, la vieille femme qui assiste Judith, toute ridée, avec un nez crochu et des yeux de rat méchants, est peut-être la première apparition de la laideur dans un tableau.
Stendhal, qui a retenu surtout de Caravage que c’était un « scélérat » (pour avoir tué un adversaire dans une rixe), n’appréciait pas plus que cela son dramatisme sombre qu’il jugeait un peu outrancier. Il a pourtant dit l’essentiel en une phrase : « Cet homme fut un assassin ; mais l’énergie de son caractère l’empêcha de tomber dans le genre niais et noble. »