Les deux pays où j’ai le plus de plaisir à aller à l’opéra : la Russie et l’Italie.
La Russie, parce que le public communie avec ce qui est représenté sur la scène. Les Russes ne vont pas à l’opéra par snobisme, puisque les places ne coûtent pas plus cher que le cinéma. Ils n’ont donc aucun intérêt mondain à se montrer, aucune supériorité sociale à faire valoir, aucune toilette dispendieuse à exhiber. Ils vont à l’opéra pour palpiter aux crimes de Boris Goudonov, aux premiers émois amoureux de Tatiana, à la folie meurtrière de lady Macbeth de Mzensk, à la mort du prince André sur le champ de bataille. Moussorgski, Tchaïkovski, Chostakovitch, Prokofiev ne sont par pour eux des « auteurs » à visiter avec respect, mais les miroirs de leur âme, où ils trouvent reflétés leurs émotions, leurs indignations, leurs rêves, leurs hantises, leurs fantasmes. Identification absolue du spectacle et du spectateur.
L’Italie, patrie de l’opéra, pour une raison différente. Les Italiens vont à l’opéra comme les Espagnols vont à la corrida. Ilsveulent du théâtre, des sensations fortes, de l’exploit vocal. Les cataractes de décibels ne les effarouchent pas. Le contre-ut lancé victorieusement par le ténor est analogue au coup d’épée final porté par le torero. Rien de plus amusant que ces aficionados italiens. Jamais ils ne se déchaînent avec autant d’énergie que devant un melodramma saignant, signé Verdi, Puccini, Mascagni. Ils commencent par chantonner à mi-voix, pendant que les chanteurs s’époumonent sur la scène, les airs qu’ils connaissent par cœur, puis, s’ils ont trouvé du brio à l’exécution, ils font crouler le théâtre sous les applaudissements. « Sei un angelo ! » ai-je entendu crier, à Naples, du poulailler du San Carlo, à la chanteuse qui les avait enchantés. « Tu es un ange ! » Mais gare à celui ou celle qui les déçoit ! À la Scala de Milan, récemment, le baryton et le ténor étaient médiocres. À la fin de leur duo, les imprécations fusèrent. « Cani ! » « Chiens ! », rien de moins. Alexandre Dumas affirme avoir entendu lancer à la soprano qui avait raté son air : « Torna a casa ! » « Rentre chez toi ! »
On l’a compris, le spectacle, en Italie, est aussi dans la salle. Hélas ! dans les autres pays, on se montre plus sage, on n’y sent pas ce bouillonnement de la vie. L’opéra y est confiné dans un rôle de divertissement de bon ton. C’est une sorte d’obligation polie, dont on s’acquitte entre une visite au musée et un vernissage. Si l’on s’y ennuie, on ne dit rien, chacun bâille dans son fauteuil, mais garde sa mauvaise humeur pour soi, sans l’afficher, car l’opéra, pour beaucoup, c’est aussi un pensum culturel. Il faut être allé à l’opéra, pour en parler ensuite, ne pas sembler idiot. Où est la communion, comme en Russie ? Où est la passion, comme en Italie ? À Naples, au XVIIIe siècle, pendant les airs jugés ennuyeux, on faisait l’amour dans les loges. Ah ! quelle décadence aujourd’hui !