Le grand événement artistique de Naples, en 2010, a été la réunion et l’exposition publique (permanente et définitive ?), au Musée archéologique, longtemps grisâtre et délabré, de la collection Farnese. Neveu du pape Paul III Farnese (qui servit de premier modèle à Stendhal pour le Fabrice del Dongo de La Chartreuse de Parme), le cardinal Alessandro Farnese (1520-1589), génial amateur d’art et mécène de la Renaissance, avait entassé dans le palais construit pour son oncle (aujourd’hui siège de l’ambassade de France) la plus riche collection de statues antiques jamais rassemblée par un particulier. Toutes les découvertes faites au XVIe siècle à Rome affluaient au palais : le colossal Hercule Farnese, héros du muscle et de la force tranquille, et la « montagne de marbre », comme on appela le non moins célèbre Taureau Farnese, retrouvés en 1545 dans les Thermes de Caracalla ; l’Antinoüs, le plus beau de tous ceux qui furent élevés à la gloire du favori de l’empereur Hadrien, acheté en 1581 ; le groupe des deux Tyrannicides, Aristogiton et Harmodios, acquis en 1586, etc.
Puis, au fil des années, des vicissitudes familiales et des changements dynastiques, les œuvres furent dispersées, soit dans divers palais romains, soit à Parme où les Farnese se transportèrent, soit à Naples sous le règne de Charles III, fils d’Elisabeth Farnese. Aujourd’hui, les voilà toutes offertes à notre admiration, dans les salles du Musée de Naples enfin restaurées et éclairées à neuf. Un éblouissement. Une collection inégalée. Un peuple de statues animées, vivantes, palpitantes. Uniquement des chefs-d’œuvre, en plus de ceux que j’ai cités. Des dizaines d’hommes et de femmes grandeur nature ou plus grands, saisis dans un mouvement si expressif qu’ils semblent faits de chair plus que de marbre.
Un Apollon « Pothos » : le « pothos » était, selon Platon, l’amour-désir pour un être aimé lointain, et, de fait, le dieu tend les bras en avant, tourmenté par la soif de l’absent. On a mis au XIXe siècle une lyre entre ses bras, pour faire croire que ce n’était que le dieu de la musique. En réalité, il incarnait ce « pothos », bien distinct de l’ « himéros », qui est désir de l’être présent. Ce petit traficotage n’ôte rien à la beauté de la statue, mais en détourne le sens.
Un Guerrier blessé, dont le sang coule sur la poitrine, et dont la belle tête bouclée semble avoir été sculptée par Michel-Ange. Un Ganymède radieux, tout à fait enchanté d’avoir été choisi par l’aigle, malgré le bec crochu et l’œil ardent du rapace. Un Méléagre de petites dimensions, ravissant, en calcaire rouge de l’île de Rhodes. Un Pan lubrique qui apprend à jouer de la flûte au jeune Daphnis effrayé de la concupiscence trop visible du satyre. Plusieurs Dionysos couronnés de pampres, divers Eros, Faunes, Éphèbes, plus gracieux l’un que l’autre. Tous ces jeunes hommes sont absolument nus, les papes n’étant pas encore passés par là, comme au musée du Vatican, pour leur coller une feuille de vigne.
Quant aux femmes, la plupart sont voilées des pieds jusqu’à la tête, et, il faut le dire, un peu ennuyeuses de corps comme de visage, conformément à la morale des anciens, qui ne voyaient pas en elles des objets de désir, mais de pieuses mères au foyer, sévères gardiennes des pénates, vouées aux soins de la maison et des enfants dans l’espace domestique et clos du gynécée. Cependant, la collection Farnese (le cardinal n’aurait pas été un prince de la Renaissance s’il ne s’était intéressé à toutes les formes d’amour et de beauté) comprend des déesses nues de la plus grande beauté, debout ou accroupies, couvrant d’une main à peine efficace ce que les hommes étaient si fiers de montrer. La plus curieuse de ces Vénus porte une longue étoffe drapée, mais elle s’arrange pour la relever d’un bras, en sorte qu’elle laisse à découvert, avec une coquetterie provocante, ses fesses aimablement rebondies. On l’appelle pour cela Vénus callipyge, et elle a bien mérité ce joli nom.
J’ai réservé pour la fin la pièce la plus extraordinaire, plus unique que rare, étiquetée Groupe d’Eros avec un dauphin.
Ce titre ne dit rien de cette fabuleuse statue, tirée d’un seul bloc de marbre blanc. Un jeune garçon, tête en bas, enlace de ses deux bras minces l’énorme gueule du monstre, qui le tient enveloppé dans les sinuosités de sa queue. Ne restent libres que les jambes, qu’il agite en l’air. C’était sans doute l’ornement d’une fontaine : l’eau jaillissait par la bouche grande ouverte du dauphin.
Contournons le groupe : l’abdomen du garçon est nu, entre le ventre et la poitrine, également cachés. Le nombril est ce qui se voit le plus ; et, si on le touche, on s’aperçoit qu’il est admirablement modelé, avec les plis, les ourlets, les méplats d’un véritable nombril. Confirmation (inutile) de l’extraordinaire sensualité de l’ensemble.
Le dauphin enserre le garçon dans les courbes amoureuses de sa queue. Et le garçon, tête en bas, malgré cette position incommode, paraît aussi détendu, souriant et heureux que le Ganymède. Jamais on n’a mieux montré la force enlaçante du désir. Le monstre est affreux, un vrai monstre, avec des yeux globuleux et une gueule hérissée de dents. Mais il doit promettre quelque chose de bien extraordinaire, pour obtenir le consentement enthousiaste du garçon, dont le sexe invisible est au chaud dans les méandres du corps marin. Les jambes trahissent seules l’émoi, peut-être la peur. Ravisseur et ravi ne font qu’un, dans le voluptueux enroulement du désir.
L’invention, par le baroquisme des courbes et des contre-courbes, comme par l’audace de la métaphore, est digne de Bernin.
Je propose d’appeler ce groupe : Rapt de Ganymède aquatique, pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur le sens. Ganymède est enlevé dans le ciel. Celui-ci entraîné dans les profondeurs de la mer. C’est la même aventure : sèche, anguleuse, aérienne pour Ganymède, sinueuse, fluide, abyssale pour Eros. La même aventure, le même péril.
Ganymède porte le bonnet phrygien et tient un bâton : le bonnet, parce qu’il était originaire de Troie, en Asie mineure, le bâton, parce qu’il faisait paître des troupeaux quand il fut enlevé. C’est donc un personnage en partie « historique », dont on peut préciser le pays et la fonction sociale. Le groupe de Naples est complètement hors des temps et des lieux. Il incarne la force pure de l’himeros, le désir passionné qui ignore où il va.
La collection Farnese, pour nous, offre ce double avantage, de nous présenter ce qu’étaient la vie et les mœurs dans la société des anciens, et ce qu’étaient le goût et les passions d’un cardinal humaniste du XVIe siècle. Et la parfaite coïncidence de ces mœurs antiques et de ce goût d’un prélat de la Renaissance nous laisse entrevoir comment, sous le vernis appliqué par la prédication chrétienne, Rome était restée profondément païenne. Sous le couvercle de Saint-Pierre, continuait à bouillir la religion de Platon et de Virgile.
Ce cardinal Alessandro Farnese, on le voit, au Musée des Beaux-arts de Naples, à Capodimonte, peint à l’âge de vingt-cinq ans (mais déjà cardinal !) par Titien. Deux fois. Une fois seul, le collier de barbe bien taillé, l’air affable, malgré une lueur d’insolence dans les yeux. Une autre fois, debout à côté de son oncle très âgé, attendant la mort du vieillard (qui survint en 1549), bel homme élégant, impatient, avide peut-être de lui prendre les pièces qui manquaient à sa propre collection.