L’Antikenmuseum de Bâle consacre une exposition aux gladiateurs, en partenariat avec le Museo Archeologico de Naples et le Museum Augusta Raurica d’Augst. Les organisateurs proposent en sous-titre de raconter la vraie histoire des gladiateurs, ce qui suppose qu’il y en a une fausse, faite de clichés, d’approximations, de contre-vérités, propagés par le cinéma. Une reprise du sujet s’imposait, d’autant que des découvertes récentes ont changé la donne.
En préambule, il s’agit de corriger une erreur qui a la vie dure : les jeux du cirque (ludi circenses) ne désignaient pas les combats de gladiateurs mais les courses de chars dans l’hippodrome. Les combats de gladiateurs se disaient en réalité munera, pluriel du mot munus, signifiant « don, cadeau ». Le munus était en effet le cadeau par excellence, que les candidats aux magistratures et les empereurs offraient au peuple. Ces combats étaient extrêmement coûteux, au point que leur nombre au cours de l’année n’atteindra jamais celui des courses de chars, lesquelles pouvaient occuper jusqu’à deux mois d’affilée.
L’autre conviction populaire veut que les gladiateurs soient voués à une mort aussi ignominieuse qu’inéluctable. Or, il est avéré que les gladiateurs ne mouraient pas à chaque combat. En effet, on n’avait pas intérêt à les faire mourir systématiquement, car leur formation coûtait cher et ceux qu’on appellerait aujourd’hui les imprésarios tiraient de leurs prestations de gros revenus. Et, si les gladiateurs n’avaient pas la possibilité d’échapper à une mort immédiate, comment expliquer le fait que certains d’entre eux firent d’assez longues carrières ? Par exemple, Publius Ostorius, qui comptait cinquante et une victoires à son palmarès !
Les gladiateurs n’étaient pas tous des esclaves. Il y avait des volontaires, généralement des affranchis, liés par contrat (auctoratio). Les gladiateurs de condition servile pouvaient gagner leur liberté par leur vaillance dans l’arène. Mais certains y renonçaient plutôt que d’abandonner un genre d’existence qui leur convenait. Ainsi, on connaît un certain Flamma, qui choisit de se rengager à quatre reprises !
Retiré des combats, un bon gladiateur pouvait espérer une retraite, où il exercerait son métier en qualité d’entraîneur (rudarius). L’attribut de cette fonction était la baguette (rudis), servant à stimuler ou séparer les combattants.
Autre fait capital : les combats de gladiateurs ont une origine funéraire. Des hommes étaient contraints de s’entretuer sur la tombe du défunt. Les tombes peintes de Paestum, datant du IVe siècle av. J.-C., fournissent les premiers exemples de ces sacrifices humains. À Rome, le premier combat de gladiateurs fut donné en 264 av. J.-C. par D. Junius Brutus à l’occasion des funérailles de son père. Les gladiateurs étaient dans ce cas des prisonniers de guerre.
Les premiers combats de gladiateurs eurent lieu dans un enclos sommairement aménagé, qu’on démontait après usage. Par la suite, on imagina une construction permanente, l’amphithéâtre, fait de deux hémicycles accolés, formant un ovale. La scène se disait arène, d’après le mot arena signifiant sable. Conçu en Campanie à la fin du
IIe siècle av. J.-C., ce genre d’édifice fit son apparition à Rome sous Auguste. Détruit par un incendie en 69, ce premier amphithéâtre fut remplacé sous les Flaviens par le fameux Colisée, qui pouvait accueillir cinquante mille spectateurs.
À côté du Colisée, se trouvait la caserne (Ludus Magnus), où les gladiateurs étaient gardés, nourris, soignés et entraînés, sous la responsabilité d’un intendant (lanista).
Les gladiateurs combattaient par paire et leur répartition obéissait à un code strict. Chaque catégorie (armatura) se distinguait par son armement. Tout le monde connaît le gladiateur lourdement armé, dit Secutor, opposé au retiarius, ayant pour arme le filet et le trident. Mais on ignore généralement le barbelas, qui doit son nom à une arme très curieuse, une sorte de brassard terminé par une pointe.
Le programme des rencontres était immuable. Il commençait par la parade, amenant les gladiateurs de la caserne à l’amphithéâtre. Ceux-ci faisaient le tour de l’arène, chacun suivi d’un valet qui portait ses armes. Puis l’arbitre (summa rudis) procédait à l’examen des armes (probatio armorum), pour vérifier si elles étaient conformes au règlement et non trafiquées. Puis il procédait au tirage au sort des duellistes. Enfin, avec sa baguette, il traçait sur le sable de l’arène l’espace, on dirait aujourd’hui le « ring », réservé à l’affrontement. De la musique se faisait entendre, produite par des cors, des trompettes et des orgues hydrauliques.
Le vainqueur d’un combat recevait sa récompense sur place, pièces d’or et autres cadeaux. Ensuite, il traversait l’arène en courant, sous les acclamations de la foule.
Quant à ceux qui restaient sur le terrain, des garçons de piste s’en approchaient. Vu que l’origine religieuse de ces jeux n’était pas complètement oubliée, on les affublait d’un déguisement pour que le public les identifie à Hermès, Psychopompe ou à Charon, tous deux conducteurs des âmes dans les Enfers. Le pseudo-Charon assénait un coup de maillet sur le crâne du vaincu pour s’assurer du fait qu’il était bien mort. Puis d’autres garçons de piste, les libitinarii, évacuaient les cadavres sur des civières. Le sable de l’arène, imprégné de sang, était retourné et lissé en prévision des combats suivants.
Mais les combats de gladiateurs n’étaient pas le seul spectacle de l’amphithéâtre. S’y déroulaient aussi des chasses (venationes) à grande échelle, pour lesquelles l’arène était aménagée au prix de lourds travaux, car il fallait, pour le plaisir des yeux et la vraisemblance, simuler la nature sauvage, avec son relief et sa végétation. Les animaux exotiques avaient bien entendu la part belle. Les fauves surtout, que les gladiateurs affrontaient, l’épieu à la main.
Les gladiateurs jouissaient d’une grande popularité. Leurs noms étaient sur toutes les lèvres. Et parmi les admirateurs, il y avait beaucoup de femmes. Elles se tenaient au courant de leurs exploits amoureux. On disait même que certaines dames du monde allaient jusqu’à partager la cellule d’un champion pour un nuit. D’une manière générale, les supporters se divisaient en deux camps, les parmullarii et les scutarii, à la manière des amateurs de courses de chars répartis entre les Bleus et les Verts. Dans les rangs des « tiffosi », chauffés à blanc, des rixes éclataient parfois, très violentes,
telle celle qui se déroula devant l’amphithéâtre de Pompéi, en 59 après J.-C. Une peinture murale, présente dans l’exposition, en donne une image qui semble croquée sur le vif.
Les concepteurs de l’exposition insistent sur le fait que la gladiature, malgré sa cruauté révoltante, relève du culturel. Elle fait partie intégrante de l’identité romaine. Dans une société où la guerre occupe tant de place, les Romains voyaient dans les gladiateurs des modèles de courage, porté jusqu’au sacrifice suprême. Et, contrairement à ce qu’on a souvent affirmé, la partie grecque de l’Empire a adopté sans trop de réticence ce divertissement sanglant, qui choquait moins qu’on pourrait le penser.
Les combats de gladiateurs cesseront sous Honorius, au début du Ve siècle après. J.-C. Le christianisme est évidemment pour quelque chose dans cette disparition. Incompatibles avec la nouvelle morale, ces jeux avaient aussi le tort de perpétuer des rites funéraires condamnés.
Jacques Chamay