Qui a inventé le dessin ? La fille d’un potier grec. Amoureuse d’un jeune homme qui devait partir en voyage, elle traça sur un mur les lignes de son visage projetées par l’ombre d’une lampe. Son père, Butadès de Sicyone, appliqua de l’argile sur ces lignes, réalisa une empreinte et l’exposa au feu avec ses autres poteries : telle est l’origine de la première plastique connue. « Cela montre que la science du modelage est plus ancienne que celle du coulage du bronze. » Dessin et plastique sont donc des fruits de l’amour. Voilà une des choses les plus charmantes qu’on lit dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, cette énorme encyclopédie de deux mille pages écrite au premier siècle de notre ère et qui reparaît aujourd’hui, excellemment traduite et annotée par Stéphane Schmitt, chez Gallimard, dans la collection de la Pléiade, qui frappe ici un grand coup.
Pline l’Ancien, resté célèbre surtout par sa mort, périt étouffé par les fumées du Vésuve dont il était allé observer en 79 l’éruption qui devait ensevelir Herculanum et Pompéi. Sa passion pour toutes les formes du savoir lui avait inspiré son grand livre, dont on trouve l’écho dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et jusqu’au titre chez Buffon. On est renseigné sur tout dans l’Histoire naturelle de Pline : sur l’homme, sur les animaux, sur la terre et la géographie, sur l’astronomie et la météorologie, sur la botanique et l’agriculture, sur la médecine et les métaux, et, ce qui nous intéresse ici particulièrement, sur la peinture et la sculpture, les couleurs (dites tantôt « austères » et tantôt « florides ») et la taille des pierres.
Quantité d’artistes dont l’œuvre a disparu viennent souligner notre ignorance. Qui le premier distingua l’homme de la femme dans la peinture ? Eumarus d’Athènes. Qui le premier inventa les portraits de biais ? Cimon de Cléones. Qui le premier ouvrit la bouche de ses personnages et montra leurs dents ? Polygnote de Thasos. Zeuxis, moins oublié, examinait nues les jeunes filles de la ville pour emprunter à chacune ce qu’il lui trouvait de plus gracieux. Le même peintre avait peint avec tant de réalisme un enfant portant des raisins que des oiseaux volèrent vers ces fruits. Dépité, il reconnut son échec en s’écriant : « J’ai peint les raisins mieux que l’enfant, car si je l’avais exécuté parfaitement lui aussi, les oiseaux auraient dû être effrayés. »
Certains jugements de Pline sonnent actuels. Se plaignant que la pourpre venue d’Inde, l’or et l’argent qui ont enrichi le répertoire des couleurs aient entraîné une décadence de la peinture, il gémit : « Tout était meilleur alors qu’on avait moins de moyens. S’il en est ainsi, c’est qu’on s’intéresse [aujourd’hui] au prix des produits, et non à celui de l’esprit. » Ne croirait-on pas entendre les diatribes de nos ronchons de service contre l’art contemporain ? Pline cite comme « un précepte digne de mémoire » le mot du grand peintre Apelle disant que ses rivaux lui étaient supérieurs en tout, mais qu’il l’emportait sur un seul point : « celui de savoir ôter la main d’un tableau ». Dix-huit siècles plus tard, Delacroix rangerait parmi les premières qualités de l’artiste l’instinct de savoir s’arrêter avant de parfaire trop méticuleusement son œuvre.
Plus étonnante est la sortie de Pline contre « la folie de nos mœurs ». Le goût des statues de marbre et la nécessité de transporter des pierres pour satisfaire ce goût seraient en effet contre nature. C’est la nature qui a créé les montagnes pour « comprimer les viscères de la terre », et « nous, sans autre motif que nos plaisirs, nous taillons et traînons ces montagnes ». Les gens ne seraient-ils pas plus heureux sans ces vains travaux ? On peut se moquer d’une telle opinion. On peut aussi se réjouir qu’un homme si averti du secret des sciences, des arts et des métiers énonce des absurdités qui font précisément le charme d’un livre dont elles corrigent la docte sévérité par une touche de liberté personnelle.
DOMINIQUE FERNANDEZ