Un Misanthrope jeune

Dominique Fernandez / Artpassions
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Dominique Fernandez Un vieux barbon, le Misanthrope de Molière, qui bougonne sans cesse contre le genre humain ? Pas du tout, et c’est le premier mérite de la Comédie Française, que de nous présenter dans le rôle un acteur jeune (Éric Corbery), dont l’allure  nous fait comprendre à elle seule que l’humeur bilieuse d’Alceste n’est pas un effet de la sénilité ronchonneuse, mais un choix, un choix philosophique. « L’Ami du genre humain n’est pas du tout mon fait » déclare-t-il d’emblée. Ce n’est pas lui qui donnerait dans l’idéologie actuelle de la « convivialité » et du « Soyons tous frères ! » Cette lâcheté, il la récuse, auprès de son ami Philinte, qui prêche pour l’accommodement. Il approuve Alceste d’être intransigeant avec ses convictions, mais trouve qu’il pousse trop loin cette rigueur. « Il faut, parmi le monde, une vertu traitable. » Le décor est très réussi, simple et d’époque, alors que les acteurs portent des habits d’aujourd’hui : aucune gêne dans ce contraste, tant ces acteurs réussissent à rester naturels malgré la contrainte de l’alexandrin. Ils ne les escamotent pas, en font entendre chaque syllabe et le rythme, mais au lieu de les réciter (vieux travers des écoliers), ils les disent sur le ton de la conversation. Cet accord de la forme sévère et de la spontanéité juvénile fait du spectacle (jusqu’au 20 juillet) un enchantement, le plus bel hommage à Molière qu’on ait rendu depuis longtemps. Ses contemporains voyaient surtout dans la pièce une satire de l’époque : hypocrisie des amitiés, flagornerie des courtisans,...
Dominique Fernandez
Dominique Fernandez

Un vieux barbon, le Misanthrope de Molière, qui bougonne sans cesse contre le genre humain ? Pas du tout, et c’est le premier mérite de la Comédie Française, que de nous présenter dans le rôle un acteur jeune (Éric Corbery), dont l’allure  nous fait comprendre à elle seule que l’humeur bilieuse d’Alceste n’est pas un effet de la sénilité ronchonneuse, mais un choix, un choix philosophique. « L’Ami du genre humain n’est pas du tout mon fait » déclare-t-il d’emblée. Ce n’est pas lui qui donnerait dans l’idéologie actuelle de la « convivialité » et du « Soyons tous frères ! » Cette lâcheté, il la récuse, auprès de son ami Philinte, qui prêche pour l’accommodement. Il approuve Alceste d’être intransigeant avec ses convictions, mais trouve qu’il pousse trop loin cette rigueur. « Il faut, parmi le monde, une vertu traitable. »

Le décor est très réussi, simple et d’époque, alors que les acteurs portent des habits d’aujourd’hui : aucune gêne dans ce contraste, tant ces acteurs réussissent à rester naturels malgré la contrainte de l’alexandrin. Ils ne les escamotent pas, en font entendre chaque syllabe et le rythme, mais au lieu de les réciter (vieux travers des écoliers), ils les disent sur le ton de la conversation. Cet accord de la forme sévère et de la spontanéité juvénile fait du spectacle (jusqu’au 20 juillet) un enchantement, le plus bel hommage à Molière qu’on ait rendu depuis longtemps.

Ses contemporains voyaient surtout dans la pièce une satire de l’époque : hypocrisie des amitiés, flagornerie des courtisans, présomption des auteurs. Cet aspect là n’a pas vieilli, et presque à chaque vers on cueille une allusion à ce qui se passe aujourd’hui, aussi bien en politique qu’en littérature. Les gouvernements qui ne tiennent pas leurs promesses, les amis qui font le contraire de ce qu’ils disent, les femmes qui n’ont pas besoin de se crêper le chignon pour s’assassiner à coups feutrés, les écrivains furieux de ne pas être assez loués pour leurs rossignols, on en rencontre tous les jours. Mais si Alceste n’était qu’un contempteur des mœurs, il nous amuserait, certes, surtout quand nous le voyons se faire berner par une coquette comme Célimène, mais nous resterions dans le registre comique. Le Misanthrope serait à ranger, avec l’Avare, Arnolphe de L’École des femmes ou Orgon du Tartuffe, dans la galerie des gens qui font rire par leur aveuglement et l’outrance de leurs défauts.

Or on a poussé ici au tragique le chef-d’œuvre de Molière, et fort justement il me semble, en sorte que la pièce prend une tout autre dimension. La scène de l’Acte IV entre Alceste et Célimène est d’une violence inouïe. Le problème posé est celui-ci : comment vivre en société, quand on est hanté par l’absolu ? Comment se faire aimer d’une femme, quand on veut s’ensevelir avec elle au fond d’un désert ? « Et parfois il me prend des mouvements soudains / De fuir dans un désert l’approche des humains. » Alceste voudrait que chacun refusât de faire aucune concession, toute concession étant pour lui mensonge. Interrogeons-nous : pouvons-nous jurer de n’avoir jamais cédé à quelque compromis ? Est-il possible de réussir dans sa carrière, en amour, ou simplement de vivre en société, en nous en tenant à la vérité pure ? Cette pièce nous concerne tous, alors que L’Avare ne concerne que les avares, L’École des femmes que les vieillards amoureux d’un tendron, Tartuffe que les benêts qui se laissent entortiller par les prêtres. Alceste, dans ses diatribes, vise ce qu’a été chacun de nous, à un moment ou l’autre de notre vie.

Et lui-même, comme il est déchirant, lorsqu’il constate que son amour n’est pas un sentiment viable, étant marqué au sceau de cette intolérance qui en empêche l’accomplissement ! « Allez, je vous refuse » dit-il à Célimène, « Puisque vous n’êtes point en des liens si doux / Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous. » Ce dernier vers est sublime : il résume l’idéal de tout homme et en même temps en révèle l’utopie.

DOMINIQUE FERNANDEZ

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